Jean-Benoit Thirion |
La Loi de PoissonRomanFeuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones |
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Chapitre 7 |
Entre la dernière page du Lanneauski rectifié et le sommeil, dans cet intervalle dendormissement où lesprit gambade en liberté, jai développé un scénario à ma convenance sur le thème du khi-deux capable dagir à grande distance. Je mexplique. Le khi-deux exerce déjà ses pouvoirs à distance quand je le tiens en main. Imaginons maintenant quil puisse agir également sans que je le tienne en main. Je ne parle pas dune autre personne qui appuierait sur les touches adéquates en me visant. Nan a déjà prouvé que cela marchait. Le khi-deux fonctionne avec ou sans moi. Ce que je veux dire, cest le khi-deux pourrait agir seul, sans une main pour le tenir. Je le placerais à tel endroit et il fonctionnerait hors de ma présence. Dès quune personne rentrerait dans son rayon daction, sactiverait le processus de transformation. La question des touches enfoncées serait résolue par la disposition dun poids sélectif au-dessus du khi-deux. Quatre bouts de crayon et un bouquin, par exemple, feraient laffaire, le tout est de disposer lensemble en équilibre stable, à labri des regards curieux. Jai monté virtuellement lopération avec le pavé lanneauskien. Mes quatre bouts de crayon appuyant les touches adéquates se trouvaient parfaitement bloqués. Cétait un échafaudage solide. Dans les divers endroits où je le plaçais virtuellement, il résistait aux mini-séismes que je provoquais pour le tester. En imagination, cest agréable, tout fonctionne à merveille.
Evidemment, comme ça, en pensée, je nai pas trouvé difficile de me séparer du khi-deux. Puisque dans la tête tout se déroule comme on veut. Les obstacles apportent eux-mêmes leur solution. Jétais, je le précise, dans une rêvasserie à faire des miracles, et non pas dans une pré-somnolence, rongée par le stress, de veille de bataille, dexamen, dentretien dembauche, de diagnostic médical. Dailleurs, la possession du khi-deux mautorisait à voir en rose aussi bien mes divagations que ma nouvelle vie réelle parmi mes semblables qui savent si bien mapprécier quand je veux. Et cest justement parce que je mendormais habituellement avec la bénédiction figée de mon ex, que jai imaginé ce scénario au khi-deux autonome. Ce fut le point de départ du brouillon de mes rêves. Comme dhabitude encore - maniaquerie obsessionnelle damoureux laissé pour compte -, javais téléphoné anonymement à mon ex. Son " allo oui ? ", suivi de linjure méritée, avait tinté à mon oreille comme un doux " bonne nuit mon amour " susurré dépouse à époux. Durant la brève communication, jai retenu ma respiration. Je retenais toujours ma respiration, par peur quelle la reconnaisse. Quelle me reconnaisse. Il paraît que les femmes connaissent par cur la respiration de leur mari. Lorsquelles se réveillent la nuit, elles écoutent la respiration de leur mari. Cest une manière de veiller sur lui comme on veille sur un enfant. Elles sont comme penchées sur le berceau du sommeil de leur mari. Quand cest par amour. Parce que ça peut-être aussi par frustration. Dans ce cas, elles se tiennent, insomniaques et malheureuses, au bord du gouffre du sommeil de leur mari.
Le téléphone peut se fendre dun sourire lui aussi à mon égard, me suis-je dit. Pourquoi pas ? Si à lautre bout du fil, linterlocuteur est dans le champ daction du khi-deux, je deviendrais le bénéficiaire de toute son affection. Il mappréciera et sera à mes petits soins malgré la distance et les obstacles entre nous. Ainsi mon ex, le khi-deux braqué sur elle, chez elle, alignera des mots tendres à mon égard, et je naurais plus besoin de garder le silence. On pourrait avoir une véritable conversation, pleine de complicité, dex à ex, à la tombée de la nuit. Chacun sapprêtant à se mettre au lit. Ou chacun conversant de son lit, les deux lits fusionnant le temps de la conversation :
- Je suis moins seul de tentendre, et toi tu es seule ?
- Non, bien sûr. Qui-tu-sais roupille à côté. Il nentend rien. Tu lentends respirer ? Il respire fort quand il dort. A dix heures il dort. Il est zen. Cest à force de pratiquer le yoga. Il dit que cest primordial de ne pas louper le premier sommeil. Cest le plus réparateur. Couché tôt, levé tôt. Il dit que les grasses matinées ne valent rien. Dimanche ou pas, il est debout aux aurores. Et toi, est-ce que tu dors bien ? La nuit, dans mes rêves, jai limpression que cest toi que jentends respirer à côté de moi.
- Oh, tu sais, je dors couci-couça dans le lit banquette.
- A vrai dire, qui-tu-sais, en bon yogi quil est, ne dépense pas beaucoup dénergie au lit, si tu vois ce que je veux dire. Le soir, il dort. Le matin, il nest plus là. Cest beau le yoga ! Je regrette ce à quoi tu penses. Si cétait à refaire
- Tu le referais ?
- Et comment !
- Tu veux dire avec lui ou avec moi ?
- Me taquine pas, tu as très bien compris. Quas-tu fait ce soir ? Tu es sorti ? Tu as regardé la télé ?
- Jai lu un peu. Un gros polar américain de Pat Laneauski. " LInvention du crépuscule ". Tu connais ? Il est dans les dix meilleures ventes de livres de lannée. Tu veux que je te raconte ?
- Jadore quand tu me racontes des livres. Tu te souviens ? Avant, tu me racontais toujours les livres que tu lisais. Je te disais que tétais mon " cher Erazad ". Tu me racontais, et après, " tulipe". Tu te souviens ?
- Je me souviens du " cher Erazad " et je me souviens de " tulipe ".
- Je tappelais aussi " Fanfan la tulipe " Fends, fends la tulipe ! Tu te souviens, mon chou ?
- Si je me souviens
- Tu disais, daprès un truc que tavais lu, que les riches faisaient je sais pas quoi et que les pauvres faisaient tulipe.
- Faisaient catleya.
- Cest ça, catleya. Cest le seul nom de fleur dont je narrive jamais à me souvenir.
- Moi, cest un des rares dont je me souvienne.
- Alors, vas-y, mon cher Erazad, raconte-moi ton " crépuscule "
Certes, mon ex possédait un sans-fil quelle pouvait emmener dans sa chambre. Or, je ne tenais pas quelle gagne ou regagne sa chambre après mon appel. Pour la bonne raison que mon khi-deux, une fois installé là-bas, ne serait pas mobile, lui. Mon ex devait rester dans le séjour, là où se trouve à demeure la base du téléphone. Je nenvisageais pas de mettre ailleurs le khi-deux. Ailleurs, ce serait trop aléatoire. La probabilité quelle réponde lovée dans le fauteuil en cuir blanc du séjour était la plus forte. Le fauteuil près de lentrée vitrée et de la desserte au téléphone. Pas lautre sous le faux je sais plus qui quon avait payé au prix fort dans une brocante. Javais mis par-dessus des touches dacrylique pour lui redonner des couleurs. Je voyais très bien où jinstallerais le khi-deux. Au troisième niveau de la bibelothèque, parce quon ne pouvait pas appeler bibliothèque un meuble qui exposait cinq fois moins de livres que dobjets hétéroclites. Hauteur, direction, espace sans obstacle, dissimulation entre deux statuettes de geishas en plastique, javais tout prévu. Je remettrais tout exactement comme cétait. La diagonale étagère-fauteuil dau moins dix mètres empêcherait quon remarque lintrus. La légère myopie de mon ex jouerait également en ma faveur. Il lui manque deux dixièmes à un il et trois à lautre, et elle ne porte ni lentilles ni lunettes. Ajoutez à cela que, le fauteuil ciblé ne faisant pas entièrement face à la bibelothèque, le regard de mon ex porterait plutôt sur le meuble laqué chinois qui sert de bar ou sur les plantes vertes, dont un caoutchouc increvable soutenant le plafond. Laffaire se présentait bien.
Pendant que jy étais, jai ajouté une seconde intrigue à mon scénario. En fait, les deux se sont entremêlées. Le khi-deux et moi passions dun lieu à lautre sans difficulté. Tantôt jétais chez mon ex, tantôt jétais au siège des éditions D2, éditeur de la très belle revue scientifique et culturelle internationale " Substance noire ". Je passe devant limmeuble des éditions D2 quasiment chaque jour. Mon école donne sur le même boulevard. Des chercheurs de renom et des célébrités du monde des Arts et des Lettres collaborent à la revue. Je ne suis pas abonné parce quelle est trop chère, mais je feuillette chaque livraison dans mon centre de documentation. Il mest même arrivé plusieurs fois den arracher discrètement des pages au cutter. Alors, je traîne ce rêve idiot de longue date, celui de figurer sur la liste des rédacteurs dun numéro de " Substance noire ", parmi les maîtres à penser actuels. Ma signature au bas de ma contribution. Mon nom au sommaire. Mon nom en couverture, entre un prix Nobel et le philosophe à la mode. Ma photo pleine page, uvre en noir et blanc dun photographe de renom. Moi, très naturel, devant les rayonnages du centre de documentation. Ou moi, pris sur le vif, écrivant sur le bureau du directeur de lécole, prêté pour loccasion. Ou moi, sollicité, assailli par mes étudiantes. Oui, on verrait plus détudiantes que détudiants. Jaurais le geste en train dexpliquer quelque chose. Ma science les chavirerait de bonheur.
Larticle que jaurais pondu serait bon, mais pour le faire publier dans " Substance noire ", un petit coup de pouce du khi-deux se serait avéré nécessaire. On est toujours réticent à publier des inconnus, dautant plus dans une revue où la qualité des intervenants influence la courbe des ventes. Je prends donc rendez-vous chez le rédacteur en chef. Il me reçoit, je ne sais pas pourquoi, mais cest comme ça. Il veut bien me consacrer cinq minutes entre deux coups de téléphone importants. A moi de le convaincre. Le sujet de mon article est encore flou. La rêvasserie autorise tout. Peu importe le sujet. "Substance noire" se veut le laboratoire de tous les domaines. Cest ce que répètent à longueur de temps les éditoriaux. Je suis donc cordialement reçu par le rédacteur en chef. Quel bonheur de se rencontrer, etc, il fallait oser venir plus tôt, etc, jattendais votre visite avec impatience, etc, champagne, whisky, café ? Le khi-deux na pas manqué sa cible.
- Ne dites rien, cest daccord ! Seule contrainte, il me faut votre articleD quarante mille signesD avant le 15 pour parution dans le prochain numéro. Je vous veux pour le prochain numéro !
- Vous laurez.
Je navais aucune idée de ce que pouvaient représenter en longueur de texte quarante mille signes. Combien de pages ? Je men comptais dix avec les illustrations. Un article de dix pages faisait sérieux. Ma contribution devait être le clou du numéro. Elle ferait du bruit, cest tout ce que je peux dire. Certaines convictions voleraient en éclats. Dans le champ de la pensée pure, il y aurait de la révolution copernicienne dans lair. A moi, comme retombées, les conférences payées à prix dor aux States et au Japon. Plus tard, "Substance noire" consacrerait un numéro intégral à mes travaux.
Mais pour cela, le khi-deux devait rester braqué en permanence sur le visage du rédacteur en chef. En permanence voulait dire plus que les cinq minutes dentretien quil maccorderait. En permanence voulait dire que le khi-deux devait rester à demeure dans le bureau du rédacteur en chef. Tant que jétais présent dans le bureau, armé de mon khi-deux, le rédacteur en chef maccordait sa confiance. Bien sûr quil me publierait. Jallais donner du tonus à "Substance noire" qui commençait par trop ronronner. Or, je savais que dès que je serais sorti de la pièce, seraient balayées ces belles dispositions à mon égard. Il regretterait davoir perdu son temps à recevoir un emmerdeur anonyme. Il engueulerait sa secrétaire : filtrez, nom de dieu, ne me jetez plus dans les pattes ce genre dhurluberlu !
Je reprends la scène. Cette fois, je dépose mon manuscrit sur son bureau. Il lit les trois premières lignes, il est subjugué. Il ne peut sarrêter. Toutes les dix secondes, il ponctue mon texte de " oui " massifs. Je profite de son immersion pour planquer mon khi-deux dans un gros classeur sur un rayonnage. Le trou rond du dos fait parfaitement laffaire. Il facilite lextraction du classeur dans sa rangée de classeurs. Le rayon du khi-deux passe par là. Jai en poche une réserve de bouts de crayon. Jarrange comme prévu ce qui doit enfoncer les touches du clavier et ce qui doit peser. Un dictionnaire, debout, remplace désormais dans le classeur la liasse de feuillets que jai jetée à la corbeille. Je remets tout en ordre. Le rédacteur en chef continue à me trouver génial. Le khi-deux ne la pas perdu de vue une seule seconde de son collimateur.
Je compte sur le fait que les choix rédactionnels concernant "Substance noire" sétablissent, ici, dans ce bureau et pas ailleurs. Le rédacteur en chef convoque ses chefs de rubrique et, dans la demi-heure, le bouclage du numéro est achevé. Tout-puissant, le rédacteur en chef impose ses choix. Je veux la meilleure place pour larticle de Poisson, le cahier central, et je veux son portrait en médaillon sur la couverture ! Trouvez-moi une formule-choc de présentation de ce nouveau génie, du genre "celui par qui la vérité apparaît enfin !" ou "il permet à la connaissance davancer dun pas de géant !". Au boulot, les gars, au boulot !
Je repasse disons le lendemain du bouclage du numéro. Je reviens récupérer le khi-deux. "Substance noire" est à limpression. On ne peut plus retirer un seul mot des rhodoïds. Attention, je nai plus sur moi le khi-deux pour me servir de passe-droit. Je dois ruser. Je minfiltre au cur de la citadelle D2 en rasant les murs, guettant les moments dinattention des uns et des autres. Jarrive enfin au saint des saints. Par chance, le rédacteur en chef est absent. Je reprends mon dû. Peu importe ce quon pense de ma prose dans cette dernière livraison de "Substance noire". Compte uniquement ma réussite. Publié. Pages noircies. Mes mots à moi sur papier glacé. Nom en gros, là, là et là. Présent en kiosque, en librairie, puis dans toutes les bibliothèques du monde. Une référence. Livresse de la célébrité, ne serait-ce quun instant. Et, plus tard, pour faire le malin, je pourrai arborer mon numéro de "Substance noire" à qui je lentends. Sortant des éditions D2, cette fois tout le monde successivement ma à la bonne. Le khi-deux foudroie comme je respire. Il est rassurant de retrouver son pouvoir.
Satisfait, je me suis endormi près du fantôme de mon ex, lexemplaire historique de "Substance noire" sous loreiller.
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