Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 14

 

Elle est bien quelque part ! Mais où ?

Je tourne dans la maison depuis un moment. Je passe d’une pièce à l’autre. Je dévisage. Je m’intègre aux groupuscules. Des jeunes femmes, il n’en manque pas. Aurait-elle changé de tenue, et de masque pendant qu’elle y était ? Je l’appelle par transmission de pensée. A tue-tête, c’est impossible, du fait du vacarme musical par ici et de mon dégoût de me faire remarquer par ailleurs. Je ne suis pas chez moi. Je suis un invité de dernière minute, accepté du bout des lèvres. Dans le salon, où se trouve compressée la majeure partie des gens, j’ai beau agir en brise-glace, ma circumnavigation autour des tables à boustifaille ne fait pas apparaître Choucas de derrière un gobelet ou en dessous d’une assiette en carton. Dans les chambres, je suis tombé sur la ribambelle de gosses en train de jouer à " la Guerre des étoiles " avec des téléphones portables, devenus pour l’occasion pistolets laser. Dans la cuisine, on m’a de nouveau réquisitionné pour porter un plateau de quiches aux champignons.

- Où tu étais passé ? m’a demandé mon ex.

- J’étais là-bas, j’ai répondu vaguement. C’est chouette, cette soirée, j’ai ajouté pour dévier la conversation. J’avais l’impression que mon ex se doutait de quelque chose. Je devais avoir la tête de celui qui vient de s’envoyer en l’air. Mon ex connaît par cœur mon registre comportemental. On n’échappe pas à ce qu’on a été. Le passé est la peau par-dessus la peau. Mon regard flou a dû me trahir. En tout cas, ce n’est sûrement pas à elle que je pouvais demander des nouvelles de Choucas. Auprès de qui d’ailleurs pouvais-je prendre le risque de m’enquérir de Choucas ? Tiens, celui-là, l’ex de qui vous savez, s’intéresse drôlement à une jeune personne. Ça n’en finirait pas de jaser. On aurait vite fait d’imaginer la réalité mal dissimulée sous mon angélisme. Sortez de là, démon de 22 heures ! Vous vous rendez compte, c’est le mari de… et il vient faire ses saloperies chez elle. Si c’est pas du vice, ça ! On devrait l’émasculer ! On doit bien pouvoir châtrer les poissons. Oui, c’est du vice, j’avoue, j’assume. Péché avoué est à moitié pardonné. Si Choucas avoue de son côté, nos deux moitiés d’aveu nous blanchiront complètement. J’avoue, j’avoue, j’avoue ! Oui, j’ai adoré faire ça dans la salle de bains !

- Qu’est-ce que tu dis ?

- Rien. Je dis seulement que ça m’a l’air appétissant.

Je me retrouve dans le séjour à distribuer les quiches aux champignons. Les gens ne sont plus affamés. Ils préfèrent biberonner. Mon plateau ne se vide pas, au contraire des bouteilles que d’autres se chargent de promener. J’apprécierais bien que quelqu’un d’autre se dévoue à ma place. J’échange quiches aux champignons contre poudre d’escampette. Ce genre de corvée, c’est bon pour les autres, une fois la soirée bien entamée. On aime bien rendre service au début, participer, passer pour l’invité modèle auprès du maître ou de la maîtresse de céans. Ensuite, on se défile. Démerdez-vous. Je consomme, je rigole, je suis pas là pour faire le larbin. On s’accepte bien mieux le corps en jachère, les bras au repos comme les neurones, à jouer les patachons, affalé entre deux bourrelets de la paresse généralisée. A moi l’appuie-tête ! A moi l’accoudoir ! Or, stoïque, je résiste à la tentation d’envoyer balader les quiches aux champignons. Un vrai invité modèle jusqu’au bout. C’est que je poursuis un double objectif, et il me maintient debout, à mon corps défendant. Un, Choucas est à retrouver dare-dare, pour mon équilibre. Il y a prescription maintenant, non ? A présent, aucun risque de se trahir en se côtoyant de nouveau. La salle de bains de nos émois est à des années-lumière. Et deux, je n’oublie pas la raison primordiale de ma présence ici. Comment pourrais-je l’oublier ? Mon cher khi-deux s’impatiente. Il est ma raison de vivre, non ? Je lui ai fait des infidélités ? Bon, d’accord. Oui, c’est beaucoup, après l’avoir abandonné plusieurs jours. Il me pardonne, je le sais, il me comprend. Je suis homme a succombé quand la chair appelle la chair. Choucas m’obsède. Je suis encore plein de sa féminité. Le khi-deux ne peut pas m’en vouloir si, pour un temps, je ne lui donne pas la priorité.

Patience, khi-deux, je suis bientôt à toi.

J’ai regardé dehors, devant la maison. Cour sans Choucas, et rue pleine de voitures sans Choucas. A moins qu’elle se soit glissée à bord de l’une d’entre elles. Les lampadaires gomment la pénombre. On voit comme en plein jour. Ville sans Choucas. Univers sans Choucas. J’ai vu des silhouettes sur les trottoirs, en couple ou séparées, mais pas Choucas. Elle se cache dans mon dos, et à chaque fois que je me retourne, elle tourne avec moi. Elle rit de me voir si empoté. Ses copines, mises dans la confidence, rient discrètement dans mon dos de me voir galoper de droite à gauche comme l’amoureux transi que je suis. Je suis une langue pendante sur pattes qui réclame sa ration d’amour. Encore une bouchée d’amour, s’il te plaît! Une toute petite bouchée d’amour !

Peur de me trahir, peur de nous trahir. Je n’arrive pas à demander à quiconque s’il a vu Choucas. Peur du soupçon légitime, en fin de compte. On ne cherche pas sans arrière-pensée les filles qu’on ne connaît pas, Monsieur. Pourquoi la cherchez-vous, Monsieur ? Question avec sous-entendus jusqu’à la gueule. Je sais, c’est plutôt lâche de se nourrir à s’en faire mal de l’opinion d’autrui. Masochisme, mon vieux, masochisme. Allez, va, c’est de la torture inconsciente, tu cherches Choucas uniquement pour la forme, car, à la vérité, tu ne veux pas la revoir, tu veux souffrir de son absence. C’est tellement bon les amours qui finissent en queue de poisson. Monsieur, vous manquez de tenue, vous manquez de tact, vous manquez d’élégance, vous manquez de franchise, vous manquez de tout. Je veux la revoir ! Je jure que je veux la revoir ! Si je ne demande rien, c’est que je ne veux pas mettre les autres dans la confidence, surtout ici, chez moi, enfin presque chez moi. Qu’est-ce que je suis ici, hein ? Un fantôme. Ex de mon ex, ex de mon ex-maison, je ne suis plus qu’un fantôme. On ne m’accepte ici qu’à ce titre. Je dois savoir rester à ma place. Un fantôme doit savoir rester discret, faire comme s’il marchait sur des œufs et raser les murs qu’il a lui-même tapissés. Mais voilà, un quart d’heure a suffi pour que j’enfreigne la loi spectrale. Et je l’ai déjà enfreint l’autre jour quand je me suis dénudé ici et que mon ex m’a surpris en pleine théâtralité libidineuse. On lapiderait un fantôme pour moins que ça.

J’en ai marre des quiches. Je pose le plateau sur un autre avec carrés de pain grillé tartiné de foie gras. Personne n’y trouve à redire. On pourrait jouer à empiler les plateaux à victuailles sur les tables basses, jusqu’à ce que la pyramide s’écroule, ce serait distrayant, et suivi d’un autre jeu dit du balai et de la pelle.

On me tape dans le dos.

Pris sur le fait.

Ou c’est le bonheur qui revient par derrière, comme un boomerang. Je pense Choucas. Je vois Choucas par les yeux du désir.

Perdu.

- Comment ça se passe, collègue ? me demande Nono. T’as fait connaissance ?

Il sait quelque chose ? Le mieux est de soutenir le regard et de sauter la dernière question. Répondre ce qu’on attend de moi en pareille circonstance.

- Ça se passe très bien, c’est une soirée très sympa, très réussie, et on ne meurt pas de faim. Vous avez fait les choses en grand.

- Tout le monde a participé. Chacun a amené quelque chose.

- Vraiment ? Moi, je suis confus, je n’ai rien apporté, je ne savais pas. Je vais faire un chèque…

- Laisse tomber.

- Si, je tiens à verser mon écot.

- Laisse tomber, je dis. Bon, je continue ma tournée des invités. Reprends du cahors. Sers-toi. Il se laisse boire, non ?

Fausse alerte. Le taureau n’a pas flairé le stupre.

J’aurais dû le féliciter pour le pâté en croûte mexicano-thaïlandais. Il m’aurait répondu : c’est Choucas qu’il faut féliciter, va la féliciter toi-même, je viens de la voir justement dans le tiroir du bas de la commode de la chambre, ou dans le compartiment à beurre du réfrigérateur, ou dans le ballon d’eau chaude du chauffage dans la buanderie, à moins que ce soit dans le placard à balais sur l’étagère des outils, mais tu connais la maison comme ta poche, tu la trouveras rapidement, elle sera contente qu’on lui dise que son pâté en croûte est bon, tout le monde n’est pas comme toi, je crois que le gingembre confit en a rebuté plus d’un, moi y compris, j’en ai encore la gorge qui brûle et je sens que mon ulcère se réveille…

Choucas, sorry. Je reviens à toi, tout du moins mentalement, dès qu’aura abouti mon autre quête. Puisque je suis en mesure d’atteindre la bibelothèque, je reviens donc à mon objectif premier. D’autres personnes ont remplacé sur les chaises pliantes les dames qui m’avaient commandé de la sangria. Tant mieux. On ne me reprochera pas d’avoir tardé à rapporter la bouteille idoine. Autant reprendre le khi-deux au passage, n’est-ce pas ? Sa cachette est à portée de main, puisque que le barbu assis devant a la bonne idée de se pencher vers sa voisine pour mieux entendre ou se faire entendre. Je peux même m’affaler sur la chaise pliante made in China à côté. Quelqu’un l’a laissée pour aller vaquer à je ne sais quoi. Remplir son verre, par exemple, vider sa vessie, distribuer des quiches aux champignons ou baiser dans la salle de bains. Sale image de voir les couples s’y succéder. Ces chaises, je les connais bien. On en avait six de la sorte. Achetées au Leclerc. La chaise pliante, moins chère qu’un livre de poche. Pratique et peu solide. Garantie le temps de passer à la caisse. Deux ou trois ont rapidement perdu leur dossier. Sans en avoir l’air, les Chinois ont trouvé le bon moyen de saper le moral des Occidentaux. Grâce à leurs chaises fragiles, on tombe à la renverse en se cassant le cou de temps en temps. On s’était bagarré à l’achat de ces chaises. Mon ex les voulait toutes bleues. Moi, je préférais les avoir chacune d’une couleur différente. Conclusion, elles sont toutes rouges. Le dossier de ma chaise est appuyé à la bibelothèque ; je n’ai pas à craindre de tomber à la renverse.

Il n’empêche…

Je m’écroulerais si l’alcool ingurgité ne me lestait pas.

Dossier pourri ou non, je tomberais de la chaise si le ciment sangria et le béton cahors n’embouchaient pas mes nerfs, mes muscles, mes synapses, mes réflexes, mes émotions et tout le reste.

Car absence de khi-deux.

Absence de khi-deux. La formule se répète à l’infini et de plus en plus fort comme des roulements de tambour.

Mes yeux fouillent. Mes doigts fouillent. Mon cerveau superpose ce qui devrait être sur ce qui manifestement n’est pas. Mes yeux fouillent de nouveau. Mes doigts fouillent de nouveau. Je suis à moitié tourné vers la bibelothèque. Je suis à moitié dans la bibelothèque. Acrobatie somme toute facile, malgré mon fort taux d’alcoolémie. Or, je suis sous le regard multiple de la bonne compagnie. Je ne peux me permettre rentrer entièrement dans la bibelothèque, de la fouiller de fond en comble, de la dévaster comme le voleur en quête du trésor caché. Un invité n’est pas censé fouiner dans ce qui ne lui appartient pas. Les meubles, les tiroirs, les placards de l’hôte sont sacrés. Parce que telle est la réalité : le khi-deux n’est plus à l’endroit où je me souviens l’avoir caché. Je fouille. Je refouille. Je jure de finir le pâté en croûte mexicano-thaïlandais au gingembre confit si je le retrouve. La promesse ne change rien. Khi-deux introuvable. Poisson qui se sent mal. Je voudrais bien me persuader que je me trompe de niche, que je me trompe d’étagère, et, carrément, que je l’ai posé ailleurs. Je voudrais, je voudrais… Le barbu m’adresse la parole. Il va me dire qu’il me trouve sans-gêne ? Non, c’est juste pour échanger quelques mots de courtoisie. Les soirées sont faites pour d’anodines conversations entre gens qui ne se connaissent pas et qui se foutent les uns des autres. Je réponds oui à tout ce qu’il dit. Je n’écoute pas. Mentalement, mes yeux, mes doigts continuent la fouille. Je suis archéologue, vous comprenez. Je continue à fouiller même après les heures de travail. Déformation professionnelle ou tic nerveux. Il parle dans le vide. Je continue mes hochements de tête.

Tiens, la musique s’arrête. Longtemps, cette fois. Le chanteur mort, sinon à tuer, retourne au cimetière des vieilles rengaines. Quelqu’un commence un discours. Tous se lèvent. Moi non. Je ne vois pas qui parle. Mes chers collègues, dit-il, patati patata… Je renfile mon tablier d’archéologue spécialiste des bibelothèques qui m’ont appartenu. J’ausculte un peu plus profondément les entrailles, écarte, déplace, soulève. On ne s’occupe pas de moi. On lève le coude, on lève le verre, on lève une amicale antienne à la promiscuité, aux hommes, aux femmes, aux emballages, au travail, au week-end, à la retraite des uns, aux amours des autres, à la santé de tout le monde. Dans la niche 1, toujours pas de khi-deux, et dans les niches 2, 3, 4, sur les étagères à côté, au-dessus, en dessous, pas de khi-deux. On a fouillé avant moi. On a pris mon khi-deux. On l’a repéré. On a déjoué mon stratagème. Mon Ex. Nono. On a découvert le micro caché de l’espion le moins malin du monde, micro caché dans le téléphone, dans le lustre, derrière le radiateur, sous le tapis du chien, au fond du chausson. Tu nous espionnes, Poisson ! On va casser ton jouet ! Confisqué ! Tu peux toujours t’escrimer à chercher ! Mes chers collègues, répète la voix mâle, serrons-nous les coudes, j’ai bien dit les coudes, restons unis quoi qu’il arrive, à la vie, à la mort, le chômage et la désolation ne passeront par nous, et ceux qui ont des problèmes peuvent compter sur l’équipe, on est là pour s’entraider...

Illumination.

Je sais où j’ai vu des télécommandes.

Les gosses qui jouaient à " la guerre des étoiles ". Avec le portable de papa maman, ou le leur. Les gosses sont tous munis de téléphone cellulaire aujourd’hui. Au moindre bobo, ils appellent. Les parents sont rassurés. Allo, papa maman, on me viole et on va m’égorger ! C’est rassurant de le savoir en direct. Ceux qui n’ont pas récupéré de portable jouent avec des télécommandes. Il faut beaucoup de lasers pour jouer à " la Guerre des étoiles ". Ils ont réquisitionné tout ce qui de près ou de loin ressemble à un portable ou à une télécommande. Mon khi-deux est parti au front.

Je retraverse le salon. Les gens applaudissent. Pardon. Pardon. Pardon. Excusez-moi. Fin de l’allocution. Je me faufile. Je gagne le couloir. Mon ex me jette un regard ni noir ni blanc. Je lui souris jaune paille. On échange un regard d’ex. Je suis enfin dans le couloir.

Et si Choucas réapparaît ? Quelle direction je prends ? Direction Choucas ou direction khi-deux ? Direction l’amour, à coup sûr. Pour bien faire, Choucas devrait réapparaître juste après mon retour en possession du khi-deux. Il faut que le khi-deux soit dans la chambre avec la tribu d’enfants. J’en vois affalés sur le lit, et d’autres couchés sur les tapis de yoga. Les guerriers de l’espace se reposent avant l’assaut final. J’ai intérêt à récupérer mon bien, car l’ultime bataille est généralement destructrice. On s’envoie les armes à la figure et elles se brisent juste avant l’armistice.

Au seuil de la chambre, mon pied à côté d’un petit boudin blanc à moitié écrasé, je me mets à douter. Et si j’étais en train de divaguer ? Il n’y aurait pas plus de khi-deux que de Choucas ! Tout ce méli-mélo, je serais en train de l’inventer, de le rêver. Si ça se trouve, j’habite toujours ici et je ne suis jamais séparé de mon ex. C’est moi qui organise cette soirée. C’est moi qui fait du yoga. Délire de sangria et de cahors mélangés. Je ressemble à ce petit boudin blanc écrasé près de mon pied. A moitié vivant, à moitié mort. A moitié dedans, à moitié dehors. A moitié réalité, à moitié rêve. Petit boudin blanc, mon frère, mon jumeau, mon sosie, mon double, mon clone, je devrais te prendre dans les bras, t’embrasser…

- Ça va pas, Monsieur ?

Un gamin à tête de jeune Nono envahit mon angle de vision.

- Ça va, ça va, je réponds. Je cherche Choucas…

Lapsus. Je voulais dire khi-deux. Enfin, télécommande. Parce que khi-deux, ça ne peut rien leur dire.

- Choucas ? What is it ?

Je retiens khi-deux et je dis télécommande.

- Je cherche une télécommande.

- Choucas, c’est une marque de télécommande ? Connais pas.

- C’est nouveau, ça vient de sortir.

Ce jeune à tête de Nono m’énerve. On voit qu’il ne boit pas d’alcool. Il a de l’aplomb.

- Une télécommande ? Il y a pas de télécommande ici, me dit-il sur l’air de dégagez maintenant que vous semblez être dans votre assiette.

- Et ça sur le lit, c’est quoi ? je dis en haussant le ton, parce que je ne supporte pas que les enfants fassent la loi.

Je pousse le gamin, finis d’écraser le petit boudin blanc et fonce sur l’objet oblong et sombre sur le lit, près du premier gosse affalé. Mais voilà, je dérape. J’entends les rires et les cris. Culbute de l’homme pressé. A cause d’un petit boudin blanc à moitié écrasé. Il était là. Il m’attendait. Destin de boîte de conserve, loi immuable de charcuterie industrielle. Déposé ici, exprès, pour moi, l’homme en chasse, l’homme à l’affût du khi-deux. Je ne suis rien sans khi-deux. La preuve. Un rien me flanque par terre. Un petit boudin blanc qu’aucune bouche enfantine n’a voulu avaler. Un petit boudin blanc que j’aurais pu manger moi-même, tout à l’heure, en début de soirée. Je l’aurais mangé, je n’aurais pas fait ce vol plané ridicule. J’entends les rires et les cris. Garçons corbeaux, filles mouettes qui piaillent au-dessus de moi.

Je ne sais où j’atterris. Sur le lit, sur un corps, sur des jambes, sur un tapis de yoga, sur la moquette ? Ce que je sais, c’est que je fais mille chose à la fois. Je tripote 999 télécommandes à la fois afin de déterminer quelle est la mienne. Je dis 999 fois khi-deux à la fois et l’écho répercute ma voix 999 fois dans des gouffres sans fond. Quant à ma millième activité, elle se fait dans la salle de bains. Je suis à quatre pattes dans la salle de bains. C’est une manie. Mon poing appuie sur la pédale de la poubellette. Je cherche le préservatif usagé. Je cherche la preuve, même si le moment semble mal choisi. S’il y est : je n’ai pas rêvé Choucas. S’il n’y est pas : j’ai rêvé Choucas. J’ai l’impression de passer l’éternité à fouiller la poubellette. Mes phalanges me font mal à écraser la pédale. Je cherche.

Profession : chercheur. Quelle meilleure définition de l’essence même de la vie ?

- Mais qu’est-ce que tu fais-là, Poisson ?

C’est la voix de mon ex. Elle est comme certaines femmes qui appellent leur mari par leur nom de famille. Raison de plus quand il s’agit de leur ex.

Mais s’adresse-t-elle au moi en train de tomber dans la chambre ? Ou s’adresse-t-elle au moi en train de fouiller à quatre pattes dans la poubellette de sa salle de bains ? Ou s’adresse-t-elle au moi en train d’essayer les 999 télécommandes à la fois ?

- Poisson, merde, à quoi tu joues ? Tu es ivre ou quoi ?

Je sais que je dois lui fournir une réponse valable.

 


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