Jean-Benoit Thirion |
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Chapitre 15 |
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A lintérieur de moi, mon esprit était possédé. Jai laissé faire. Jai écouté. Jétais au spectacle de mes divagations. Il faut en profiter, cest gratuit pour ceux qui portent un nom de théorème. Jétais aux premières loges, voire carrément sur la scène, les pieds dans les chaussures du comédien, les mains dans les poches du comédien. Il me souriait en lançant sa tirade. Jétais aux anges, il jouait pour moi. Evidemment, il jouait pour moi, puisque cest moi qui jouais à lintérieur de moi. Le soliloque partait dans tous les sens. Javais limpression de tout comprendre. Ou la prétention. Quand on est seul avec soi-même, on peut avoir toutes les prétentions quon veut. Dans ses propres pensées, on se donne généralement le beau rôle et à la fois la meilleure place assise.
Le décor était particulièrement soigné, les lumières magiques, la voix naturelle, mais multiple, puisque je parlais de plusieurs bouches en même temps. Jarrivais à suivre chaque discours, malgré le chevauchement de tous les discours. Jétais dans une sorte de gouffre, mi-enfer, mi-paradis, à lintérieur de ma propre boîte crânienne peut-être et dans une classique chambre à coucher avec commode, fenêtre à volet roulant, paquet de vêtements sur un siège, décoration murale de chambre à coucher, quelques photos dans leurs cadres, quelques reproductions de peintures, une pile de livres, deux masques africains, une boîte de Kleenex. On était la nuit, enfin je présumais, si je me fiais au coton invisible qui remplissait lespace, puisquon nentendait rien de lextérieur, mais on y voyait un peu.
Si on sécoutait la nuit, on referait le monde. Heureusement, on savait arrêter de sécouter, et on retrouvait au matin le monde tel quil était la veille. Solutions et bonnes résolutions sont comme les fantasmes, il ne faut surtout pas les réaliser, sinon on perd pied dans la réalité, on perd ses repères, et ça nous gâcherait les nuits suivantes, dès lors quon naurait plus de grain à moudre. Là, javais du grain à moudre. Lesprit moccupait lesprit. Sinon, cétait la mort.
La première voix mentretenait de la fonction de Green. La deuxième voix mexpliquait lalgèbre de Fermi. La troisième voix revenait sur celui de Clifford. La quatrième voix haussait le ton pour les matrices et les quaternions. La cinquième voix entonnait les louanges des eigen-fonctions. La sixième voix me murmurait les avantages du mouvement brownien. La septième voix martelait les principes de la distribution de Poisson. La huitième voix clamait haut et fort son amour du potentiel quantique. La neuvième voix racontait des histoires de flux, de désordre et de fermions. La dixième voix nen avait que pour linégalité de Schwarz. Jaimais bien la septième voix. Elle était ferme. Elle avait lautorité dun mégaphone. Cest une voix que jaimerais bien avoir quand jassure mes cours. La distribution de Poisson équivaut aux Dix Commandements dans le monde des mathématiques ! Qui soppose à la loi de Poisson sera banni de la société !
Toutes ces voix mhabitaient. Elles se levaient comme des fantômes et mentraînaient dans une ronde à casser le plancher de ma raison. Tout vibrait. Je me demandais ce que devaient en penser les voisins. Cest quoi tout ce potin ? Ce nest rien, cest dans ma tête, ça pète de partout, ça fuse, ça turbine, cest le cerveau dun prof de maths. Vous connaissez ladage ? On dit que le plus intelligent des hommes na pas le millième de lintelligence du prof de maths le moins intelligent. Ce nest pas moi qui le dis, cest ladage. Quoi, me rétorque-t-on que cest un prof de maths qui la inventé ? Je réponds que ce serait aussi bête de dire que " pierre qui roule namasse pas mousse " est une invention de la mousse.
Dans mon délire, je me suis cogné à la tête de lit, et mon coude a envoyé valdinguer ce qui étais posé sur la table de chevet. Javais beau être possédé, jétais tout de même conscient de mes faits et gestes. Jai suivi la trajectoire des livres et de la télécommande dans le vide. Cétait un joli ralenti. La télécommande a atterri sur le tapis de yoga, alors que les deux livres se sont écrasés, lun sur une chaussure, lautre à côté, avec moins de chance, puisquil est tombé ouvert, abîmant la tranche et pliant plusieurs pages. Je naime pas abîmer les livres. Y compris ceux qui ne mappartiennent pas. On leur doit un minimum de respect avec tout ce quils nous apportent. Rien ne mest plus désagréable quun livre maltraité, dont la tranche est cassée, les pages froissées, cornées, annotées. Un livre maltraité est un livre mal lu. Je comprends les gens qui ne prêtent pas leurs livres. Ils souffriraient trop à voir leurs livres revenir en piteux état. Il vaut mieux donner un livre que le prêter. En se séparant du livre, on na plus à sinquiéter de son avenir. Le gros livre écrasant la chaussure me montrait sa quatrième de couverture, et à lenvers qui plus est. La photo de lauteur, dans lhabillage de texte, était amusante. Avec la barbe et les cheveux, on pouvait se méprendre sur le sens de la photo, haut et bas se confondant, front et menton pouvant sintervertir. On aurait dit lun de ces portraits anciens conçus pour être vus dans les deux sens, tels quil en figure dans les livres sur les paradoxes, entre test de Rorschach et figure impossible dEscher. Ce genre daberrations dessinées amusait beaucoup dans le temps, à linstar des personnages cachés dans un paysage, ou des erreurs entre deux images identiques à première vue. Je crois bien que ce fut dans la contemplation de ces vues impossibles, avec ma passion pour les devinettes, que jai pris goût à la réflexion logique, laquelle ma entrouvert de manière naturelle la porte des mathématiques.
Lautre livre, écartelé sur la moquette, na pas comme lautre joué les cachottiers. Il affichait titre et illustration de couverture dans le bon sens. Trois personnes nues sébattaient gentiment dans un cur à lenvers, sur fond de couverture bleu lilas. " Marius ex machina ", tel était le titre de louvrage, en gros caractères sur la couverture et en plus petit sur la tranche. Il ny avait pas dauteur. A moins que " Marius " fut lauteur, et " ex machina " le titre du livre. La tête des trois personnes sur limage me disait quelque chose. Il me semblait avoir déjà croisé ces trois personnes, et le plus étonnant, dans le même appareil. Je les voyais nues également dans mon souvenir. Deux jeunes filles encadraient le jeune homme. Je devrais plus parler denchevêtrement que dencadrement. Mais dire que " deux jeunes filles enchevêtraient le jeune homme" était incorrect, même si on se rapprochait plus de la vérité. Or, parfois, la grammaire na que faire de la vérité. Doù la grande supériorité des mathématiques sur la langue, puisque la vérité commande leur logique en toute occasion. Il ny a pas de vérité mathématique sans mathématique de la vérité. Cest net, cest carré. Je naurais jamais pu être prof de français et vivre perpétuellement dans le monde flou des à peu près, des équivalences tirées par les cheveux, des mensonges érigés en règles grammaticales, de la linguistique qui se mord la queue, des syntaxes cacochymes, des nuances hermaphrodites et des sens à tiroirs. Non à la sémiologie qui sème le doute et non à la séméiologie qui récolte la tempête. Au dos de la couverture, les lettres SP étaient formées de petits trous, comme si un tireur délite sétait exercé à prendre pour cible le bas de la jaquette du livre avec son pistolet miniature. SP signifiait bien sûr " service de presse ". Je me suis penché sur lavertissement pour comprendre de quoi il retournait dans ce livre. Des gens nus, cest toujours passionnant. Pour le résumé, je devrais repasser. Rien nétait révélé de ce qui se passait à lintérieur de cet ouvrage que jimaginais volontiers sulfureux et stupréfiant, si je pouvais me permettre un jeu de mots. Pour appâter le lecteur, se succédaient des sentences qui voulaient tout dire et rien dire à la fois. Cétait malin. On avait limpression de comprendre, et, en tout cas, on avait envie den savoir davantage. Ces phrases faisaient du strip-tease :
" On a tous besoin darchaïsmes et de vulgarité, pas vrai, les gars, pas vrai les filles ?
Notre désir perd un millimètre tous les mille ans, alors dépêchons.
Manger des yeux autrui et le dévorer damour stimule les activités cérébrales.
Le grand mystère pour les hommes et les femmes, cest labsence de jouissance entre deux jouissances.
Grâce à la vitamine B10 dont regorge le baiser, on est toujours prêt pour un nouveau tour de piste.
Pour bien fesser en amour, le fesseur doit fesser chaque fesse alternativement.
Avec la position en levrette, on gagne plusieurs centimètres de félicité.
Quand on aime quelquun, il faut accepter quil sente mauvais.
Une nouvelle conquête doit se tester avec trois générations au lit, sinon ça ne va pas.
Comme le dit Freud, un cigare peut nêtre quun cigare.
On oublie trop souvent que le sexe est la base de sustentation du corps.
Il ny a rien de pire quun un bonheur partagé en suspens. "
Je détachai mon regard de lillustration de couverture, car il me semblait que les trois paires dyeux mobservaient avec trop dinsistance. Javais limpression quon minvitait à rejoindre la bête à trois dos. La jeune fille à visage nordique me clignait de lil, et lAsiatique plissait sa bouche de manière si suggestive que cen était irrésistible. Les éditeurs savaient ce quil fallait faire pour vendre leurs bouquins. Je me suis dit quil y avait un hologramme là-dessous. il ouvert, il fermé, ad libitum. Bouche ouverte, bouche fermée, ad libitum. On se faisait ferrer avec lillusion dune reproduction en mouvement. Et si on avait le malheur de mettre le nez dans le livre, il se refermait sur les joues comme un piège à loup. Tu liras jusquà la lie ! Tant quon navait pas fini son livre, il restait plaqué sur la figure.
Les voix matheuses continuaient en moi leurs litanies. Elles me berçaient. Je me demandais même si pouvais men passer.
Jétais dans un lit à deux places, et, à côté de moi, il y avait un creux dans loreiller et un autre sur le matelas. La couette repliée sur moi me permettait denvisager lautre présence. Heureusement, le duvet de la couette ne pesait rien. Avoir tout dessus ne gênait pas. Cétait une couette en matière céleste qui ne pesait pas plus que lunivers. Jétais seul dans la pièce, mais je ne lavais pas été tout le temps. Quelquun était sorti de la chambre et avait refermé la porte. Je dormais. Jai peut-être eu le droit à un baiser sur le front.
Jétais seul avec mes voix off et quelques milliards de dermatophagoïdes pteronyssinus qui couraient sur les draps en quête des quelques grammes de peau que je perds chaque jour. Les voix off, cétait peut-être eux. Je mimaginais des voix matheuses à lintérieur de ma tête, erreur, cétait les acariens qui me soufflaient à loreille un siècle de mathématiques pures. Certes, le dermatophagoïde ne pèse pas lourd et sa voix ne porte pas loin ; or, jétais lauditeur idoine pour tout discours à base de calcul. On entend très bien ce que lon veut entendre. Les dermatophagoïdes mauraient entretenu dinformatique, mode vestimentaire, football, chasse et pêche, horticulture, bourse, entre autres, il est sûr que je naurais rien entendu. Loreille na pas de filtre, comme voudrait le faire croire lexpression " il ny a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ", mais possède un amplificateur. Un mot doux chuchoté par une personne aimée, par exemple, peut sentendre à des centaines de kilomètres. Ou un appel à laide. Lamplificateur de loreille abolit la distance et aussi le temps. On dit quon entend des voix, lorsquon na pas dexplication à donner à ce phénomène. On écoute bien le chant des baleines, pourquoi je nécouterais pas le chant des acariens ? Et rien ne nous permet daffirmer que les dermatophagoïdes ny connaissent rien en mathématiques. Ils décernent même peut-être chaque année un prix Nobel de mathématiques à lacarien le plus méritant, alors que nous, on doit se contenter de la médaille Field, puisquon nest même pas foutu de décerner un prix Nobel de mathématiques. Enfant, jétais allergique à la poussière de maison, donc aux microcrottes des acariens qui défèquent chaque jour dix fois leur poids, donc jétais allergique aux acariens. Avec lâge, je ne lai plus été et je suis devenu prof de maths ; il y a donc bien un rapport.
Malgré les voix multiples, jétais encore capable de délirer sur nimporte quel sujet. Les dermatophagoïdes métaient passés par la tête, au figuré, et je métais fait leur chantre. Je suis revenu sur lautre livre à terre. Je le retournais côté pile et dans le bon sens. Louvrage avait pour titre " lInvention du crépuscule ", et il était signé Pat Lanneauski. Je trouvais réussie, donc alléchante, la sobre illustration de couverture. Une pièce de puzzle jaune se voyait transpercée par des ciseaux. Voilà qui dénotait le thriller, le polar. La pièce de puzzle renvoyait à une idée de reconstruction, donc denquête ou de quête. Les ciseaux, au contraire, promettait la déconstruction, lempêchement de toute recomposition en créant un nouveau puzzle par découpe des pièces du tableau original. Pièce de puzzle et ciseaux sopposaient si parfaitement quon pouvait douter du déroulement normal dune histoire. Rien ne pouvait aboutir, puisque construction et destruction étaient concomitantes.
Tout dun coup, je me suis dit : je suis dans ma chambre et cest moi qui lis ces livres. Cest moi qui lis " Marius ex machina " et cest moi qui lis " lInvention du crépuscule ".
Jai attrapé la télécommande tombée sur le tapis de yoga. Cétait une télécommande Sony. Jai cherché dans la pièce lappareil quelle commandait. Je ne lai pas vu. Pas de télé dans la chambre, pas de radio, pas même un radio-réveil. Jai pressé machinalement plusieurs touches. Rien nulle part ne sest déclenché. Je ne voyais pas très bien lutilité dune télécommande dans une chambre où il ny avait ni télé, ni radio, ni même radio-réveil. Elle ne commandait pas au volet qui aurait pu être électrique. Elle ne commandait pas au lit qui aurait pu être également électrique. Elle ne commandait pas les lumières. Elle ne commandait pas le radiateur, au cas où il aurait été électrique. Et ce nétait pas une calculette. Etant matheux, jaurais très bien pu aller au lit avec une calculette.
Une voix intérieure sest mise à parler du test du khi-deux.
Jai souri. Je ne sais pas pourquoi, mais jai souri.
En face de moi, un fil dor encadrait la porte, et jentendais quelquun sactiver. Derrière cette porte, une autre personne que moi remuait dans la lumière. Jimaginais un couloir et dautres portes. Cétait comme un matin. Jétais encore au lit, alors que la personne qui avait dormi près de moi était déjà debout. Elle sétait levée discrètement et avait refermé la porte doucement pour ne pas me réveiller. Cétait comme un matin, et matin sonnait comme maths. Je sortais à peine de mon dernier rêve. Bientôt, il faudrait se lever et grignoter en commençant par le bas la nouvelle journée. Des fois, les journées, cétait des pommes quon croque. Dautres fois, cétait de la semelle quil fallait mâcher et avaler malgré tout. Inutile de préciser ce que je préférais.
Jimaginais une présence féminine derrière la porte. Je ne me voyais pas avoir passé la nuit avec un garçon. Ma main glissa dans le creux sur ma gauche et caressa les plis du drap froissé. Jétais envahi de bonheur conjugal et de théorie des catastrophes. Un être cher sétait blotti contre moi, et ses mouvements nocturnes avaient créé des ruptures de plan intéressantes sur cette surface relativement homogène formée par le drap de dessous. Toutes ces discontinuités palpables me rappelaient que lamour, comme la vie, et comme lévolution de lunivers, sapparentait à un front donde, cest-à-dire une surface ou un volume, variable au cours du temps, qui pouvait se courber, se froisser, se déchirer, se raccommoder, subir les accidents les plus divers, rétrécir, sagrandir, se multiplier, se transformer au gré de son histoire. Il y avait de la théorie de Morse à la Smale là-dessous, avec ses cobordismes triviaux et ses cobordismes élémentaires. Et patati la fonction sans point critique, constante sur chaque bord. Et patata la fonction avec point critique, constante sur chaque bord.
A force dexploration digitale, jai eu la révélation de chiffres tracés par les froissures du drap. Mon index glissait le long de quatre chiffres évidents, à savoir un 1, un 9, un 6 et un 7. Ce nétait pas la première fois que des signes mapparaissaient par tâtonnements. Depuis lenfance, je joue aux chiffres et aux lettres cachés là où à on ne sy attend pas. Tous ceux qui doivent patienter sans pouvoir rien faire pratiquent ce genre dexercice. Les malades notamment. On voit des lettres, des chiffres, des visages, des animaux, des scènes entières, nimporte où, sur un carré de tapisserie, sur un mur sale, dans la composition dun nuage aux nuances de gris par dizaines, sur une vitre aux reflets composites, dans un feuillage, dans une ombre même, pour peu quelle recouvre une zone polymorphe du style moquette bouclée ou sol carrelé de cuisine. Javais un 1, un 9, un 6 et un 7, et jai su immédiatement que ces quatre nombres avaient un lien avec la télécommande Sony. Mais pourquoi ? Mystère. La voix intérieure ou acarienne qui venait de me souffler ça ne voulait pas men dire plus.
Les doigts de mon autre main appuyèrent sur les quatre touches correspondantes et gardèrent la pause. Ma main navait rien dautre durgent à faire. Tenir enfoncés quatre boutons de la télécommande nétait pas plus idiot que de glisser la main sous la tête, ou dempoigner le sexe.
La personne que jimaginais derrière la porte en train de sactiver, je la voyais à présent arborant un visage multiple. Ce nétait pas un visage, cétait un diaporama de visages. Et je pouvais nommer chaque visage. Au moindre mouvement de cette personne ou de mes yeux en train dobserver, le visage changeait. Il était holographique, comme sur les images qui évoluaient selon langle dobservation. Tantôt, le visage sappelait mon ex ; tantôt, il sappelait Nan ; tantôt, il sappelait Chouka ; tantôt, il sappelait Birthe ; tantôt, il sappelait Sonoko ; tantôt, il sappelait Sue Greene ; tantôt, il sappelait petite voisine du dessus ; tantôt, il sappelait mignonne étudiante du premier rang. Chaque visage nommé laissait la place à lautre, et la ronde des visages ne sarrêtait plus, dans la joie, parce que tous me souriaient, et dans le désordre.
Jétais en plein test du khi-deux.
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