Jean-Benoit Thirion |
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Chapitre 13 |
Jentre. Les années 60 ou 70 maccueillent avec la vieille chanson-scie dun chanteur mort, sinon à tuer. Les gens nécoutent plus que ces vieilles rengaines dès quil sagit de faire la fête. On ressuscite des enfances momifiées. Dans les têtes dansent solitaires toutes ses anciennes peaux que les acariens nont pas réussi à boulotter.
Je dois avoir des acariens qui me rentrent dans la tête, car je déteste ces musiques archaïques. Jentre néanmoins, visage ensoleillé, boîte crânienne aérée en grand. Toutes les petites bêtes ont été éliminées, je fais croire. Moi aussi jaime, je fais croire. Vive la chanson-scie du chanteur mort, sinon à tuer !
Les gens se connaissent pour la plupart. Ils sont collègues de la boîte demballages. Mon ex nest pas rivée à la réception. Tout le monde est arrivé. Jai serré la main de deux fumeurs et dune fumeuse dehors. Je me faufile dans le couloir. Japerçois mon ex, épaulée par trois copines, préparer des plateaux damuse-gueules dans la cuisine. Je salue chaque quidam que je croise. Quelques-uns me reconnaissent et me sourient davantage sous le sourire de politesse, et sous le deuxième sourire sen glisse un troisième qui dit cest le cocu ou le salaud, cest selon. Lintensité croissante des décibels mélodiques mindique quen toute logique cest au salon que ça se passe. Normal. Des meubles et des plantes ont disparu pour faire de la place, et les sièges se sont multipliés. Debout ou assis, les gens bavardent en groupuscules, tous le verre à la main. Ceux qui parlent sobligent à crier pratiquement sils veulent se faire entendre de leurs voisins. Le chanteur mort, sinon à tuer, ne leur laisse pas le choix.
Je me remplis à la louche un verre de sangria. Jévite de prendre les morceaux de fruits qui flottent dans la marmite. Trois gosses me passent sous le coude et, au troisième, je renverse un peu de liquide brun sur lépaule dune dame dans le fauteuil à ma droite. Elle ne sent rien ni ne voit rien. Le groupuscule dont elle est lélément blond sesclaffe à la chute dune petite histoire salace à propos justement de blonde décolorée. Je ne comprends pas lastuce. Il me manque le début. Mais je ris tout de même de la plaisanterie. Et voilà, je fais partie de ce groupuscule. Enfin, le chanteur mort, sinon à tuer, meurt. On a le droit à une seconde de brouhaha de silence. Malheureusement, un autre chanteur mort, sinon à tuer, prend la relève. Les cimetières des chanteurs morts, sinon à tuer, sont vraiment mal gardés.
Je passe au groupuscule suivant. Mon but consiste à louvoyer jusquà la bibelothèque pour y récupérer en douce le khi-deux. Par bonheur, la bibelothèque na pas déménagé. On la laissée collée à son mur habituel. Où la mettre sinon ? Problème toutefois, il va me falloir passer le bras par-dessus un cordon de sièges occupés. Dans ce coin, un quatuor de dames cinquantenaires monte la garde.
Sur trois tables basses, au milieu de la pièce, whisky, bières, punch créole, jus de fruit, gobelets, pâtés en croûte en tranches, olives, mini-pizzas, boudins blancs et boudins noirs miniatures, cacahuètes, cubes de fromage sur des piques incitent à la consommation. De lautre côté de ces îles à victuailles, son grand verre de liquide ambré à la main, le Jules de mon ex me regarde, les sourcils dubitatifs, comme sil ne sattendait pas à me voir ici. Mon salut enthousiaste le rassure. Cest moi, Nono, le coup de fil de lautre soir, tu te souviens ? La seconde daprès il ma oublié.
Une seule bouchée du pâté en croûte me transforme en torche vivante. Jai limpression davoir mâché un piment farci de poivre. Comment font les autres pour avaler ça sans un litre de Yoplait pour cicatriser ? Je nai vraiment pas lhabitude de manger épicé. Cest une recette mexicano-thaïlandaise, me crie-t-on dans une oreille, vous aimez ?
- Cest fort, je réponds en me retournant sur un visage grêlé de taches de rousseur et aux yeux dun gris bleuté, grêlés également, mais des scintillements dus aux lumières ambiantes. Cest fort, ça surprend, mais cest pas mauvais.
- Comment ?
- Je dis cest pas mauvais !
- Vous aimez alors ?
- Je ne déteste pas, mais je nen mangerai pas toute la journée.
- Cest moi qui lai apporté.
- Oh, très bien ! Cest excellent et ça va bien avec la sangria. Cest vous qui lavez fait ?
- Oui.
- Félicitations. Vous mavez bien dit que cétait thaïlandais ?
- Mexicano-thaïlandais.
- Cest une recette rapportée dun voyage ? Vous avez été au Mexique ? En Thaïlande ?
- Ni au
- Comment ?
- Ni au Mexique, ni en Thaïlande. Cest une recette de Marie-Claire.
Jopine de la tête. Je ne lui demande pas sil sagit dune amie, de sa sur, dune tante ou dune collègue de bureau. Je ne veux pas lui paraître idiot. Elle me parle peut-être de Marie-Claire, le journal.
- Ce sont les morceaux de gingembre confit qui font tout.
Gingembre ? Il me semble que le gingembre a des vertus aphrodisiaques. Je nose pas imaginer comment va se terminer la soirée, si tout le monde a goûté à ce pâté en croûte.
Mon ex et ses aides arrivent avec leurs plateaux respectifs quelles présentent à tout un chacun. De loin, on dirait du caviar couché sur des blinis. De près, ce sont des ufs de lump sur des rondelles de pain de mie tartinées au beurre de crevette, si jen juge à la couleur rose. Les plateaux doivent fendre les deux chenaux autour des tables basses pour atteindre les bouches avides. Qui ne vendrait pas sa chemise pour une bouchée dufs de lump sur son beurre de crevette ?
Jai emprunté une assiette en carton en haut dune pile et jaccumule dedans tous mes trophées comestibles. La dame ou demoiselle pâté en croûte mexicain a été happée par deux autres personnes. Sans doute, des aficionados de son pâté en croûte au gingembre confit. On veut la recette. Pas moi, merci. Je me retrouve donc solitaire et plus très loin de mon objectif, à quelques pas de la barrière de corail à forme humaine.
Là, je sens quon me bouscule.
- Merci, jen ai déjà pris, je dis au plateau dufs de lump sur canapé quon menfonce presque dans le flanc. On est si serrés là-dedans. Il aurait fallu abattre un ou deux murs.
Un slow cromagnonnesque a remplacé un twist endiablé de néandertaliens. On sentend mieux.
Mon assiette est pleine, je dis mentalement au plateau dufs de lump. Si je lui ajoute dautres choses, on va finir par croire que je fais aussi le service.
- Quest-ce tu fais là ?
Joue encore gonflée, regard un rien éméché, vêtements rouge, noir, moulant, sexy, Channel numéro 5 des grands jours comme au bon vieux temps, cest elle, cest mon ex.
- Tu ten fais pas, tu fais comme chez toi, tes un drôle de zigue, toi alors ! Pour une surprise ! Jétais pas au courant de ta venue
- Cest ton copain qui ma dit de venir lautre soir, quand jai appelé pour avoir de tes nouvelles, je me justifie. Si ça ne te fait pas plaisir, je men vais. Au fait, comment ça va ta dent ? Il ma dit que
- Cest Nono qui ta Ah bon. Bien, alors reste. Maintenant que tes là Je vais pas te chasser. Il aurait pu me prévenir.
- Je croyais que tu étais au courant
- Laisse tomber. On en rediscutera plus tard. Tiens, rends-toi utile, prends ce plateau et fais le service.
- Daccord
Je pose assiette et verre, et je deviens sur le champ distributeur dufs de lump sur canapé.
Lu dans un journal récemment : les femmes doivent surtout garder de bonnes relations avec leurs ex, ex-maris, ex-amants, ex-amoureux, car ceux-ci peuvent savérer ultérieurement dutiles Monsieur Dépannage à moindre frais. Voiture à réparer, déménagement, tapisserie à poser, électroménager à installer, jardin à entretenir, avec un chevalier servant dune vie précédente faut en profiter, cest gratuit. Les éconduits de la veille ne vivent que pour linstant où ils pourront prouver quils sont encore les meilleurs, quils sont indispensables. Un travail accompli pour les beaux yeux de la dame peut se traduire en mots par : tu vois, je vaux bien plus que ce que tu penses de moi.
Avec moi, bien sûr, ça ne marche pas, puisque je ne sais rien faire. Pas de bricolage en tout cas. Les matheux vivent dans les étoiles. Ils redescendent de temps en temps pour vaquer à leurs affaires courantes, en bons égoïstes quils sont. On ne va pas loin avec ça. Je serais plutôt du genre Monsieur Panne que Monsieur Dépannage. Dès le premier jour de notre séparation, mon ex et moi en avons été conscients. La preuve : elle ne ma jamais appelé à la rescousse, trop contente dêtre débarrassée de moi. Et moi, je me suis bien gardé de lui adresser mes devis, de lui proposer des services que jétais incapable de rendre.
Présenter le plateau dufs de lump, là ça va, cest une tâche qui me convient.
Jarrive devant lultime rideau humain qui me sépare du khi-deux. Quatre femmes. Quatre femmes assises. Elles ont décidé de nettoyer mon plateau. Elles ont faim. Papoter à tue-tête si près dun haut-parleur, ça creuse. Trois dentre elles sont plutôt enveloppées, mais les ufs de lump sur canapé et beurre de crevette ne leur font rien craindre pour leur régime, puisque cest du poisson et que le poisson, cest bien connu, cest maigre. Dailleurs, ce soir, elles se moquent bien de grossir ou non, cest fête, elles en profitent, elles reprendront le régime demain, et, en attendant, elles senverraient bien une autre tournée de sangria pour aider les ufs de lump et le beurre de crevette à passer. Ma mission plateau est terminée. Je peux bien pour ces dames faire office de sommelier. En deux voyages nécessairement, car si je peux emporter facilement quatre verres vides dans un sens, je ne peux revenir quavec deux verres pleins.
- Non non, me dit lune delles, amenez-nous simplement une bouteille. On a versé de la sangria dans des bouteilles plastique. Cest plus pratique.
Jacquiesce et je pars en chasse dune bouteille de sangria. Le khi-deux attendra encore un peu. Je passe dun groupuscule à lautre sur une musique hispanisante dont le chanteur se contente de proférer " olé " de temps en temps. Jévite mon ex en train de rire avec trois de ses invités, dont son chef de service, un triathlète moustachu et chauve, que je connais bien pour avoir assisté à son remariage avec la sur du chef du personnel dEmballages et Cie, si je me souviens bien. A lépoque, il était le roi du vélo, de la nage et de la course à pied. Il avait le survêt, le T-shirt, la casquette aux couleurs de lentreprise. Il me remet également et me cligne de lil de manière bien prolongée.
" Olé ! "
Ils sont plusieurs de lassemblée à crier " olé ".
Je retrouve la marmite à sangria. La personne en train de se servir à la louche me confirme quil y a bien de la sangria dans des bouteilles de Vittel dans la cuisine. Puisquon men propose un autre verre, je ne refuse pas.
" Olé ! "
Effet du vin ou non, en tout cas, dès que je me retrouve dans le couloir japprécie. La sono sentend moins. Cest reposant. La lumière agresse moins. On avait choisi les appliques exprès pour ça. Et puis, on a de lespace, on est moins les uns sur les autres, et il y a de lair frais qui vient de lentrée. Une fillette me frôle en se dirigeant vers les pièces du fond, les bras chargés dune bouteille de jus dorange, de plusieurs paquets de chips et de je ne sais quoi encore. Les jeunes jouent à la dînette dans la chambre. Attention les dégâts ! Je naimerais pas retrouver mon lit souillé de jus, de sauce, plein de miettes, plein de gras. Dans cette compagnie de gosses, il doit y avoir ceux de Nono.
Un couple sans gêne sembrasse dans lencadrement de la nuit.
Porte ouverte ; les voisins doivent apprécier ce raffut.
Dans la cuisine, je retrouve la rousse au pâté en croûte mexico-thaïlandais avec une autre femme, une quadra. Je la connais. Une collègue emballeuse. Des tranches de saucisson sec et de saucisson à lail passent du hachoir au panier décoré de Sopalin.
- Allez, jy vais, dit la femme, en emportant dune main le panier à pain et de lautre le panier à charcuterie.
- Tiens, le petit chaperon rouge va au bois ! fait une voix masculine qui provoque les rires, y compris le mien.
La voix appartient à un grand type cravaté, chemise bleue à col blanc, manches retroussées. Un jeune homme échevelé à boucle doreille et T-shirt noir à leffigie de lextraterrestre de Rockwell rentre derrière lui.
- Si vous étiez galants, dit la femme en gloussant, vous prendriez mes paniers
- Mais on nest pas galants, ma petite dame ! La tradition se perd. On est de corvée de bouteilles. Cest quil fait de plus en plus soif là-bas !
Ils laissent le passage au chaperon rouge.
- Moi aussi, je dois ramener une bouteille de sangria, je dis.
- Houlala non ! me fait le grand type. Cest lheure du vrai vin digne de ce nom maintenant. Pas vrai, Théo ? Jai apporté un petit cahors de derrière les fagots, vous allez men dire des nouvelles.
Il soulève le carton supérieur dune colonne de cartons qui était cachée par la porte. Il y a de quoi boire. Je compte cinq cartons. Six bouteilles par carton nous donne trente bouteilles. Le compte est bon. Le mathématicien demeure vigilant. On fait de la place sur la table pour les bouteilles du domaine de Couine, je lis sur létiquette.
- Cest le vignoble de mon cousin, mais il est bon, je vous le garantis. Théo, trouve-moi le tire-bouchon 18 hectares, cent fois meilleur que nimporte quel vin primé. Les Japonais et les Coréens en raffolent. Les trois quarts partent à lexportation.
Un premier bouchon saute et à nous la première tournée dans des gobelets de plastique.
- Alors ?
Je teste en connaisseur, remuant le contenu dans le contenant avant den mâcher une gorgée. Javale et je dis enfin :
- Fameux. Il a du corps.
- Jaime bien, dit la rousse. Cest bon un bon vin.
- Tu las dit, jeune fille ! Cest quelque chose ! Chambré à point. Evidemment, cest un sacrilège les verres en plastoc. Mais bon, fermons les yeux pour cette fois Allez, au boulot, on emmène ça chez les soiffards. Tiens, prends les autres
Ils repartent, chacun avec trois bouteilles débouchées.
- Il est peut-être bon, mais il arrache drôlement, je dis à la rousse qui recommence à sortir des tranches de pain de seigle dun sachet.
- Faut aimer.
- Il va saméliorer. Faut quil respire. Normalement, on devrait ouvrir une bouteille une demi-heure avant consommation, pour quil décante.
Je fais mon nologue pour dire quelque chose. Cest mieux que rien, bien que ce serait mieux de dire quelque chose damusant. Il est de notoriété que les femmes aiment quon les fasse rire. La rousse est mal tombée avec moi. Je continue mon cours dnologie.
- Le cahors est un vin charpenté qui sent le bois Vous préférez quel genre de vin en général ? Moi, jai plutôt un faible pour les petits vins de pays, ceux de la région, voyez, genre fitou, madiran, fronton, gaillac Ils ont des cépages particuliers qui
- Tu peux me tutoyer. Je me prénomme Chouka.
Chouka ? Etrange nom. Impossible den détecter lorigine. Cest peut-être un surnom. Pour moi, un choucas, cest un corbeau. Je nai pas loutrecuidance ni là-propos de lui dire que je mappelle Freux.
- Daccord, on se tutoie. Moi cest Poisson enfin, je veux dire
- Poisson comme..
- Oui, cest mon ex. Elle a gardé mon nom. On nest pas encore officiellement divorcés. On est séparés depuis un certain temps. Enfin, cest moi son ex. Les procédures sont longues ; ça demande du temps.
- Je ne savais pas. Je comprends. Je ne suis dans la boîte que depuis deux mois. En CDD, à temps partiel. Mais cest sympa. Je my plais bien. Il y a une bonne entente. Jespère quon membauchera pour de bon à la fin.
- Il ny a pas de raison. Les emballages, ça marche toujours, cest un truc davenir, comme linformatique et les biotechnologies. On aura toujours besoin demballages pour emballer le progrès. Pas de nouveauté sans un bon conditionnement.
Je mattends à ce quelle me demande à présent ce que je fais, profession et le reste. Je me trompe. Mon CV me reste sur la langue. La conversation prend une tournure imprévue.
- Jai envie. Tu nas pas envie, toi ?
Je ne comprends pas sur le coup.
Je suis pris de court. Je suis encore à me demander ce quelle entend par avoir envie, quand elle me prend par la main et mentraîne dans le couloir.
- Il y a forcément une salle de bains dans cette maison, quelle dit, ou que je crois entendre quelle dit, parce quun chanteur mort, sinon à tuer, me vrille brutalement la tête avec la perceuse de ses amours de vacances.
Les personnes quon croise sont trop joyeuses, trop ivres, trop occupées à ne se préoccuper de rien, pour viser nos mains scellées et sinquiéter de notre fébrilité et de notre précipitation. La chaleur qui empourpre mes joues, oui, ce nest dû quà labus de sangria et de cahors. Donc, rien de plus normal. Joue gauche vermillon, cest la sangria. Joue droite carmin, cest le cahors. Normal. Vu de lextérieur. Mais en dedans, une autre théorie veut expliquer la cause de mon incendie. Je ne peux pas y croire ; ça narrive quau cinéma. Je ne veux pas y croire.
Ne pas me faire surprendre par mon ex, cest tout ce que je demande.
Je ne supporterais pas quelle me découvre en galante compagnie. En plus, chez elle.
Exaucé, je mengouffre dans une salle de bains que je connais par cur. A force, mon portrait est incrusté à demeure dans la glace du lavabo. Je me revois au début de la semaine, nu devant mon paquet de fringues, habité de pensées libidineuses, reniflant les phéromones damour comme un chien, bandant comme un malpropre au toucher de la soie interdite. Cétait prémonitoire.
- Une chance, cest libre
Verrou. Lumière lunaire par la vitre opaque. Pas besoin de voir. Je connais chaque angle et chaque aspérité, chaque rebord et chaque poignée. Il nempêche, lendroit me donne le vertige comme si je venais dy mettre les pieds pour la première fois. Mes mains sont guidées sur une peau brûlante. Mon pantalon glisse sur mes jambes. Il y a des embrassades de cuisses. Je me demande si je ne suis pas en train de rêver.
Oui, je suis en train de rêver !
- Encule-moi
Est-ce que les anges vous demandent de les enculer ?
Si oui, je rêve.
Si non, je rêve aussi.
- Encule-moi, me chuchote-t-on à loreille. On tient à me confirmer que je suis bien dans la réalité. Dans mes fantasmagories habituelles, on nemploie pas de termes aussi crus. Dailleurs, on ne parle pas dans mes fantasmagories.
- Encule-moi
Ce sont des mots magiques auxquels on ne résiste pas.
Dêtre en terrain connu présente cet avantage que mes doigts nont pas long à tâtonner pour dénicher, dans un tiroir derrière moi, le carré métallique qui sauve. Jai vu les préservatifs lautre jour. Mes dents déchirent la petite enveloppe.
- Tu avais prémédité ton coup, murmure Chouka. Jaime les hommes prévoyants.
Je me fais mal en enfilant le latex. Manque dentraînement. Et puis, de nouveau je me fais mal à la pénétration. Tout va peut-être un peu trop vite. Cest que la pression extérieure est forte. On cogne à la porte. Larmée festive veut envahir la salle de bains. Nous voilà donc au but de toute existence. Elle comme moi, nous avons accumulé des milliers de jours pour partager cette poignée de minutes. Il faudrait penser à des choses extraordinaires à cet instant de grâce. Il faudrait que les pensées fassent lamour aussi. Malheureusement, je demeure pragmatique, pieds dans le béton du doute. Lenvolée, on se la réserve pour le souvenir, lorsquon repensera tout à lheure, demain ou dans dix ans, à cette copulation tombée du ciel, comme toute copulation du reste, car cest toujours inespéré, même quand cest banal et fréquent. Chaque coït revêt un caractère exceptionnel, sinon, il est bien possible quà la longue on sen passerait ; cest tellement compliqué les relations fusionnelles. Notre subconscient mène le bal et nous manipule, et par-derrière cest la biochimie qui commande, et par-derrière cest encore plus profond et ça nous dépasse. Je voudrais penser en grand, trouver le Saint Graal philosophique de lamour. Or, je transpire du cou et du front, ça commence à me piquer les yeux, jai toujours cette douleur que je hisse et descends dans le canal de la félicité, le plastique tire trop mon prépuce, avec des poils coincés, faute à trop dempressement, mais dans un sens, cest bien, puisque lorgasme tarde à venir, la douleur empêche labandon total, il faut lutter, je lutte, intérieurement je sursaute à chaque fois quon cogne à la porte, je vois mon ex éructant dans lencadrement de la porte, tous les invités qui pouffent, la sexualité des autres est toujours source de rigolades, Chouka halète, jai envie de rire, ses halètements me donnent envie de rire, vus de lextérieur les amants en action sont toujours ridicules, des chiens imbriqués, des pachydermes qui dansent immobiles comme des pachydermes, des cafards soudés quon a envie décraser, on tracasse la poignée de la porte, ça sarrête, foutez-nous la paix cinq minutes, oubliez-nous, jaurais dû ouvrir la fenêtre, la sueur coule dans mon dos, ses dents se plantent dans ma chair et ses doigts me pincent le dos, elle accélère le mouvement, tumescence, rythme, obsession, comme au cinéma, une inconnue et moi lélu, ne pas simaginer spectateur, faire corps, rester dans laction, ne pas rire de ses halètements, partager son bonheur, les enregistrer pour plus tard, attention, si je me projette dans lavenir en train de revivre la scène je vais gâcher mon plaisir immédiat, ça risque de faire exploser ma libido et je vais trop tôt lâcher, les femmes daujourdhui un mystère, une croix sur les complexes, une croix sur les tabous, elle ne peut pas avoir eu pour moi comme ça le coup de foudre, je nai rien dun bellâtre, si ça navait pas été moi ça aurait été un autre, je voudrais rester en elle comme ça longtemps, mais la douleur en moins, il y a quelquun enfermé là-dedans dit une voix jeune de lautre côté, faut quon en finisse, on échange salives et particules de sangria, de cahors et de pâté en croûte au gingembre, le gingembre cest un aphrodisiaque, elle en a bourré son pâté en croûte, celui qui en a goûté est mûr pour luvre charnelle, nimporte qui alors dans ses bras, nimporte qui à haleine de gingembre, mais non, elle maime, je lui ai tapé dans lil, elle a avalé le khi-deux, cest ça elle a avalé le khi-deux, moi jai mangé le gingembre, elle a avalé le khi-deux, elle me plaît, je ladore, jadore son corps, jadore ses entrailles, je ne sais pas si on pourrait vivre ensemble, elle gingembre, moi khi-deux, un seul but désormais dans ma vie, la baiser, la baiser encore et encore, et cette fois sans tiraillement gênant mal placé, si elle veut aujourdhui elle voudra demain, attention, les femmes daujourdhui prennent leur pied quand elles veulent, avec qui elles veulent, après léchange elle ne me connaîtra plus, on frappe encore, toute une existence concentrée là, deux existences concentrée là, ne vivre que pour ça, ne vivre quen ça, mon ex et moi, combien de fois ici, quatre, cinq fois dans cette salle de bains, une fois on avait descellé le lavabo
- Cétait bien, me souffle-t-elle.
Je confirme in petto. Cétait bien.
Déjà le passé. Déjà le souvenir.
Jentends des froissements de son côté.
Moi, je bataille à hauteur de ceinture, un pied sur le levier de la mini-poubelle.
- Je sors la première. Dis-moi quand je peux.
Gant, eau froide, serviette, le retour des obligations.
- Tu peux y aller. Jattendrai une minute.
Mes mots damour sonnent comme recommandations dofficier à son élève parachutiste.
Un chanteur mort, sinon à tuer, râle damour quand la porte sentrouvre. Personne à proximité. Elle sen va. Je referme. Compte à rebours. Dieu fasse que je ne tombe pas sur un taureau en retournant dans larène. Les taureaux sentent le stupre, dit la tradition, et cest le malheur assuré au torero qui a forniqué avant de revêtir son habit de lumière.
" Olé ", ne reprend personne.
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