Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 13

 

J’entre. Les années 60 ou 70 m’accueillent avec la vieille chanson-scie d’un chanteur mort, sinon à tuer. Les gens n’écoutent plus que ces vieilles rengaines dès qu’il s’agit de faire la fête. On ressuscite des enfances momifiées. Dans les têtes dansent solitaires toutes ses anciennes peaux que les acariens n’ont pas réussi à boulotter.

Je dois avoir des acariens qui me rentrent dans la tête, car je déteste ces musiques archaïques. J’entre néanmoins, visage ensoleillé, boîte crânienne aérée en grand. Toutes les petites bêtes ont été éliminées, je fais croire. Moi aussi j’aime, je fais croire. Vive la chanson-scie du chanteur mort, sinon à tuer !

Les gens se connaissent pour la plupart. Ils sont collègues de la boîte d’emballages. Mon ex n’est pas rivée à la réception. Tout le monde est arrivé. J’ai serré la main de deux fumeurs et d’une fumeuse dehors. Je me faufile dans le couloir. J’aperçois mon ex, épaulée par trois copines, préparer des plateaux d’amuse-gueules dans la cuisine. Je salue chaque quidam que je croise. Quelques-uns me reconnaissent et me sourient davantage sous le sourire de politesse, et sous le deuxième sourire s’en glisse un troisième qui dit c’est le cocu ou le salaud, c’est selon. L’intensité croissante des décibels mélodiques m’indique qu’en toute logique c’est au salon que ça se passe. Normal. Des meubles et des plantes ont disparu pour faire de la place, et les sièges se sont multipliés. Debout ou assis, les gens bavardent en groupuscules, tous le verre à la main. Ceux qui parlent s’obligent à crier pratiquement s’ils veulent se faire entendre de leurs voisins. Le chanteur mort, sinon à tuer, ne leur laisse pas le choix.

Je me remplis à la louche un verre de sangria. J’évite de prendre les morceaux de fruits qui flottent dans la marmite. Trois gosses me passent sous le coude et, au troisième, je renverse un peu de liquide brun sur l’épaule d’une dame dans le fauteuil à ma droite. Elle ne sent rien ni ne voit rien. Le groupuscule dont elle est l’élément blond s’esclaffe à la chute d’une petite histoire salace à propos justement de blonde décolorée. Je ne comprends pas l’astuce. Il me manque le début. Mais je ris tout de même de la plaisanterie. Et voilà, je fais partie de ce groupuscule. Enfin, le chanteur mort, sinon à tuer, meurt. On a le droit à une seconde de brouhaha de silence. Malheureusement, un autre chanteur mort, sinon à tuer, prend la relève. Les cimetières des chanteurs morts, sinon à tuer, sont vraiment mal gardés.

Je passe au groupuscule suivant. Mon but consiste à louvoyer jusqu’à la bibelothèque pour y récupérer en douce le khi-deux. Par bonheur, la bibelothèque n’a pas déménagé. On l’a laissée collée à son mur habituel. Où la mettre sinon ? Problème toutefois, il va me falloir passer le bras par-dessus un cordon de sièges occupés. Dans ce coin, un quatuor de dames cinquantenaires monte la garde.

Sur trois tables basses, au milieu de la pièce, whisky, bières, punch créole, jus de fruit, gobelets, pâtés en croûte en tranches, olives, mini-pizzas, boudins blancs et boudins noirs miniatures, cacahuètes, cubes de fromage sur des piques incitent à la consommation. De l’autre côté de ces îles à victuailles, son grand verre de liquide ambré à la main, le Jules de mon ex me regarde, les sourcils dubitatifs, comme s’il ne s’attendait pas à me voir ici. Mon salut enthousiaste le rassure. C’est moi, Nono, le coup de fil de l’autre soir, tu te souviens ? La seconde d’après il m’a oublié.

Une seule bouchée du pâté en croûte me transforme en torche vivante. J’ai l’impression d’avoir mâché un piment farci de poivre. Comment font les autres pour avaler ça sans un litre de Yoplait pour cicatriser ? Je n’ai vraiment pas l’habitude de manger épicé. C’est une recette mexicano-thaïlandaise, me crie-t-on dans une oreille, vous aimez ?

- C’est fort, je réponds en me retournant sur un visage grêlé de taches de rousseur et aux yeux d’un gris bleuté, grêlés également, mais des scintillements dus aux lumières ambiantes. C’est fort, ça surprend, mais c’est pas mauvais.

- Comment ?

- Je dis c’est pas mauvais !

- Vous aimez alors ?

- Je ne déteste pas, mais je n’en mangerai pas toute la journée.

- C’est moi qui l’ai apporté.

- Oh, très bien ! C’est excellent et ça va bien avec la sangria. C’est vous qui l’avez fait ?

- Oui.

- Félicitations. Vous m’avez bien dit que c’était thaïlandais ?

- Mexicano-thaïlandais.

- C’est une recette rapportée d’un voyage ? Vous avez été au Mexique ? En Thaïlande ?

- Ni au…

- Comment ?

- Ni au Mexique, ni en Thaïlande. C’est une recette de Marie-Claire.

J’opine de la tête. Je ne lui demande pas s’il s’agit d’une amie, de sa sœur, d’une tante ou d’une collègue de bureau. Je ne veux pas lui paraître idiot. Elle me parle peut-être de Marie-Claire, le journal.

- Ce sont les morceaux de gingembre confit qui font tout.

Gingembre ? Il me semble que le gingembre a des vertus aphrodisiaques. Je n’ose pas imaginer comment va se terminer la soirée, si tout le monde a goûté à ce pâté en croûte.

Mon ex et ses aides arrivent avec leurs plateaux respectifs qu’elles présentent à tout un chacun. De loin, on dirait du caviar couché sur des blinis. De près, ce sont des œufs de lump sur des rondelles de pain de mie tartinées au beurre de crevette, si j’en juge à la couleur rose. Les plateaux doivent fendre les deux chenaux autour des tables basses pour atteindre les bouches avides. Qui ne vendrait pas sa chemise pour une bouchée d’œufs de lump sur son beurre de crevette ?

J’ai emprunté une assiette en carton en haut d’une pile et j’accumule dedans tous mes trophées comestibles. La dame ou demoiselle pâté en croûte mexicain a été happée par deux autres personnes. Sans doute, des aficionados de son pâté en croûte au gingembre confit. On veut la recette. Pas moi, merci. Je me retrouve donc solitaire et plus très loin de mon objectif, à quelques pas de la barrière de corail à forme humaine.

Là, je sens qu’on me bouscule.

- Merci, j’en ai déjà pris, je dis au plateau d’œufs de lump sur canapé qu’on m’enfonce presque dans le flanc. On est si serrés là-dedans. Il aurait fallu abattre un ou deux murs.

Un slow cromagnonnesque a remplacé un twist endiablé de néandertaliens. On s’entend mieux.

Mon assiette est pleine, je dis mentalement au plateau d’œufs de lump. Si je lui ajoute d’autres choses, on va finir par croire que je fais aussi le service.

- Qu’est-ce tu fais là ?

Joue encore gonflée, regard un rien éméché, vêtements rouge, noir, moulant, sexy, Channel numéro 5 des grands jours comme au bon vieux temps, c’est elle, c’est mon ex.

- Tu t’en fais pas, tu fais comme chez toi, t’es un drôle de zigue, toi alors ! Pour une surprise ! J’étais pas au courant de ta venue…

- C’est ton copain qui m’a dit de venir l’autre soir, quand j’ai appelé pour avoir de tes nouvelles, je me justifie. Si ça ne te fait pas plaisir, je m’en vais. Au fait, comment ça va ta dent ? Il m’a dit que…

- C’est Nono qui t’a… Ah bon. Bien, alors reste. Maintenant que t’es là… Je vais pas te chasser. Il aurait pu me prévenir.

- Je croyais que tu étais au courant…

- Laisse tomber. On en rediscutera plus tard. Tiens, rends-toi utile, prends ce plateau et fais le service.

- D’accord…

Je pose assiette et verre, et je deviens sur le champ distributeur d’œufs de lump sur canapé.

Lu dans un journal récemment : les femmes doivent surtout garder de bonnes relations avec leurs ex, ex-maris, ex-amants, ex-amoureux, car ceux-ci peuvent s’avérer ultérieurement d’utiles Monsieur Dépannage à moindre frais. Voiture à réparer, déménagement, tapisserie à poser, électroménager à installer, jardin à entretenir, avec un chevalier servant d’une vie précédente faut en profiter, c’est gratuit. Les éconduits de la veille ne vivent que pour l’instant où ils pourront prouver qu’ils sont encore les meilleurs, qu’ils sont indispensables. Un travail accompli pour les beaux yeux de la dame peut se traduire en mots par : tu vois, je vaux bien plus que ce que tu penses de moi.

Avec moi, bien sûr, ça ne marche pas, puisque je ne sais rien faire. Pas de bricolage en tout cas. Les matheux vivent dans les étoiles. Ils redescendent de temps en temps pour vaquer à leurs affaires courantes, en bons égoïstes qu’ils sont. On ne va pas loin avec ça. Je serais plutôt du genre Monsieur Panne que Monsieur Dépannage. Dès le premier jour de notre séparation, mon ex et moi en avons été conscients. La preuve : elle ne m’a jamais appelé à la rescousse, trop contente d’être débarrassée de moi. Et moi, je me suis bien gardé de lui adresser mes devis, de lui proposer des services que j’étais incapable de rendre.

Présenter le plateau d’œufs de lump, là ça va, c’est une tâche qui me convient.

J’arrive devant l’ultime rideau humain qui me sépare du khi-deux. Quatre femmes. Quatre femmes assises. Elles ont décidé de nettoyer mon plateau. Elles ont faim. Papoter à tue-tête si près d’un haut-parleur, ça creuse. Trois d’entre elles sont plutôt enveloppées, mais les œufs de lump sur canapé et beurre de crevette ne leur font rien craindre pour leur régime, puisque c’est du poisson et que le poisson, c’est bien connu, c’est maigre. D’ailleurs, ce soir, elles se moquent bien de grossir ou non, c’est fête, elles en profitent, elles reprendront le régime demain, et, en attendant, elles s’enverraient bien une autre tournée de sangria pour aider les œufs de lump et le beurre de crevette à passer. Ma mission plateau est terminée. Je peux bien pour ces dames faire office de sommelier. En deux voyages nécessairement, car si je peux emporter facilement quatre verres vides dans un sens, je ne peux revenir qu’avec deux verres pleins.

- Non non, me dit l’une d’elles, amenez-nous simplement une bouteille. On a versé de la sangria dans des bouteilles plastique. C’est plus pratique.

J’acquiesce et je pars en chasse d’une bouteille de sangria. Le khi-deux attendra encore un peu. Je passe d’un groupuscule à l’autre sur une musique hispanisante dont le chanteur se contente de proférer " olé " de temps en temps. J’évite mon ex en train de rire avec trois de ses invités, dont son chef de service, un triathlète moustachu et chauve, que je connais bien pour avoir assisté à son remariage avec la sœur du chef du personnel d’Emballages et Cie, si je me souviens bien. A l’époque, il était le roi du vélo, de la nage et de la course à pied. Il avait le survêt, le T-shirt, la casquette aux couleurs de l’entreprise. Il me remet également et me cligne de l’œil de manière bien prolongée.

" Olé ! "

Ils sont plusieurs de l’assemblée à crier " olé ".

Je retrouve la marmite à sangria. La personne en train de se servir à la louche me confirme qu’il y a bien de la sangria dans des bouteilles de Vittel dans la cuisine. Puisqu’on m’en propose un autre verre, je ne refuse pas.

" Olé ! "

Effet du vin ou non, en tout cas, dès que je me retrouve dans le couloir j’apprécie. La sono s’entend moins. C’est reposant. La lumière agresse moins. On avait choisi les appliques exprès pour ça. Et puis, on a de l’espace, on est moins les uns sur les autres, et il y a de l’air frais qui vient de l’entrée. Une fillette me frôle en se dirigeant vers les pièces du fond, les bras chargés d’une bouteille de jus d’orange, de plusieurs paquets de chips et de je ne sais quoi encore. Les jeunes jouent à la dînette dans la chambre. Attention les dégâts ! Je n’aimerais pas retrouver mon lit souillé de jus, de sauce, plein de miettes, plein de gras. Dans cette compagnie de gosses, il doit y avoir ceux de Nono.

Un couple sans gêne s’embrasse dans l’encadrement de la nuit.

Porte ouverte ; les voisins doivent apprécier ce raffut.

Dans la cuisine, je retrouve la rousse au pâté en croûte mexico-thaïlandais avec une autre femme, une quadra. Je la connais. Une collègue emballeuse. Des tranches de saucisson sec et de saucisson à l’ail passent du hachoir au panier décoré de Sopalin.

- Allez, j’y vais, dit la femme, en emportant d’une main le panier à pain et de l’autre le panier à charcuterie.

- Tiens, le petit chaperon rouge va au bois ! fait une voix masculine qui provoque les rires, y compris le mien.

La voix appartient à un grand type cravaté, chemise bleue à col blanc, manches retroussées. Un jeune homme échevelé à boucle d’oreille et T-shirt noir à l’effigie de l’extraterrestre de Rockwell rentre derrière lui.

- Si vous étiez galants, dit la femme en gloussant, vous prendriez mes paniers…

- Mais on n’est pas galants, ma petite dame ! La tradition se perd. On est de corvée de bouteilles. C’est qu’il fait de plus en plus soif là-bas !

Ils laissent le passage au chaperon rouge.

- Moi aussi, je dois ramener une bouteille de sangria, je dis.

- Houlala non ! me fait le grand type. C’est l’heure du vrai vin digne de ce nom maintenant. Pas vrai, Théo ? J’ai apporté un petit cahors de derrière les fagots, vous allez m’en dire des nouvelles.

Il soulève le carton supérieur d’une colonne de cartons qui était cachée par la porte. Il y a de quoi boire. Je compte cinq cartons. Six bouteilles par carton nous donne trente bouteilles. Le compte est bon. Le mathématicien demeure vigilant. On fait de la place sur la table pour les bouteilles du domaine de Couine, je lis sur l’étiquette.

- C’est le vignoble de mon cousin, mais il est bon, je vous le garantis. Théo, trouve-moi le tire-bouchon… 18 hectares, cent fois meilleur que n’importe quel vin primé. Les Japonais et les Coréens en raffolent. Les trois quarts partent à l’exportation.

Un premier bouchon saute et à nous la première tournée dans des gobelets de plastique.

- Alors ?

Je teste en connaisseur, remuant le contenu dans le contenant avant d’en mâcher une gorgée. J’avale et je dis enfin :

- Fameux. Il a du corps.

- J’aime bien, dit la rousse. C’est bon un bon vin.

- Tu l’as dit, jeune fille ! C’est quelque chose ! Chambré à point. Evidemment, c’est un sacrilège les verres en plastoc. Mais bon, fermons les yeux pour cette fois… Allez, au boulot, on emmène ça chez les soiffards. Tiens, prends les autres…

Ils repartent, chacun avec trois bouteilles débouchées.

- Il est peut-être bon, mais il arrache drôlement, je dis à la rousse qui recommence à sortir des tranches de pain de seigle d’un sachet.

- Faut aimer.

- Il va s’améliorer. Faut qu’il respire. Normalement, on devrait ouvrir une bouteille une demi-heure avant consommation, pour qu’il décante.

Je fais mon œnologue pour dire quelque chose. C’est mieux que rien, bien que ce serait mieux de dire quelque chose d’amusant. Il est de notoriété que les femmes aiment qu’on les fasse rire. La rousse est mal tombée avec moi. Je continue mon cours d’œnologie.

- Le cahors est un vin charpenté qui sent le bois… Vous préférez quel genre de vin en général ? Moi, j’ai plutôt un faible pour les petits vins de pays, ceux de la région, voyez, genre fitou, madiran, fronton, gaillac… Ils ont des cépages particuliers qui…

- Tu peux me tutoyer. Je me prénomme Chouka.

Chouka ? Etrange nom. Impossible d’en détecter l’origine. C’est peut-être un surnom. Pour moi, un choucas, c’est un corbeau. Je n’ai pas l’outrecuidance ni l’à-propos de lui dire que je m’appelle Freux.

- D’accord, on se tutoie. Moi c’est Poisson… enfin, je veux dire…

- Poisson comme..

- Oui, c’est mon ex. Elle a gardé mon nom. On n’est pas encore officiellement divorcés. On est séparés depuis un certain temps. Enfin, c’est moi son ex. Les procédures sont longues ; ça demande du temps.

- Je ne savais pas. Je comprends. Je ne suis dans la boîte que depuis deux mois. En CDD, à temps partiel. Mais c’est sympa. Je m’y plais bien. Il y a une bonne entente. J’espère qu’on m’embauchera pour de bon à la fin.

- Il n’y a pas de raison. Les emballages, ça marche toujours, c’est un truc d’avenir, comme l’informatique et les biotechnologies. On aura toujours besoin d’emballages pour emballer le progrès. Pas de nouveauté sans un bon conditionnement.

Je m’attends à ce qu’elle me demande à présent ce que je fais, profession et le reste. Je me trompe. Mon CV me reste sur la langue. La conversation prend une tournure imprévue.

- J’ai envie. Tu n’as pas envie, toi ?

Je ne comprends pas sur le coup.

Je suis pris de court. Je suis encore à me demander ce qu’elle entend par avoir envie, quand elle me prend par la main et m’entraîne dans le couloir.

- Il y a forcément une salle de bains dans cette maison, qu’elle dit, ou que je crois entendre qu’elle dit, parce qu’un chanteur mort, sinon à tuer, me vrille brutalement la tête avec la perceuse de ses amours de vacances.

Les personnes qu’on croise sont trop joyeuses, trop ivres, trop occupées à ne se préoccuper de rien, pour viser nos mains scellées et s’inquiéter de notre fébrilité et de notre précipitation. La chaleur qui empourpre mes joues, oui, ce n’est dû qu’à l’abus de sangria et de cahors. Donc, rien de plus normal. Joue gauche vermillon, c’est la sangria. Joue droite carmin, c’est le cahors. Normal. Vu de l’extérieur. Mais en dedans, une autre théorie veut expliquer la cause de mon incendie. Je ne peux pas y croire ; ça n’arrive qu’au cinéma. Je ne veux pas y croire.

Ne pas me faire surprendre par mon ex, c’est tout ce que je demande.

Je ne supporterais pas qu’elle me découvre en galante compagnie. En plus, chez elle.

Exaucé, je m’engouffre dans une salle de bains que je connais par cœur. A force, mon portrait est incrusté à demeure dans la glace du lavabo. Je me revois au début de la semaine, nu devant mon paquet de fringues, habité de pensées libidineuses, reniflant les phéromones d’amour comme un chien, bandant comme un malpropre au toucher de la soie interdite. C’était prémonitoire.

- Une chance, c’est libre…

Verrou. Lumière lunaire par la vitre opaque. Pas besoin de voir. Je connais chaque angle et chaque aspérité, chaque rebord et chaque poignée. Il n’empêche, l’endroit me donne le vertige comme si je venais d’y mettre les pieds pour la première fois. Mes mains sont guidées sur une peau brûlante. Mon pantalon glisse sur mes jambes. Il y a des embrassades de cuisses. Je me demande si je ne suis pas en train de rêver.

Oui, je suis en train de rêver !

- Encule-moi…

Est-ce que les anges vous demandent de les enculer ?

Si oui, je rêve.

Si non, je rêve aussi.

- Encule-moi, me chuchote-t-on à l’oreille. On tient à me confirmer que je suis bien dans la réalité. Dans mes fantasmagories habituelles, on n’emploie pas de termes aussi crus. D’ailleurs, on ne parle pas dans mes fantasmagories.

- Encule-moi…

Ce sont des mots magiques auxquels on ne résiste pas.

D’être en terrain connu présente cet avantage que mes doigts n’ont pas long à tâtonner pour dénicher, dans un tiroir derrière moi, le carré métallique qui sauve. J’ai vu les préservatifs l’autre jour. Mes dents déchirent la petite enveloppe.

- Tu avais prémédité ton coup, murmure Chouka. J’aime les hommes prévoyants.

Je me fais mal en enfilant le latex. Manque d’entraînement. Et puis, de nouveau je me fais mal à la pénétration. Tout va peut-être un peu trop vite. C’est que la pression extérieure est forte. On cogne à la porte. L’armée festive veut envahir la salle de bains. Nous voilà donc au but de toute existence. Elle comme moi, nous avons accumulé des milliers de jours pour partager cette poignée de minutes. Il faudrait penser à des choses extraordinaires à cet instant de grâce. Il faudrait que les pensées fassent l’amour aussi. Malheureusement, je demeure pragmatique, pieds dans le béton du doute. L’envolée, on se la réserve pour le souvenir, lorsqu’on repensera tout à l’heure, demain ou dans dix ans, à cette copulation tombée du ciel, comme toute copulation du reste, car c’est toujours inespéré, même quand c’est banal et fréquent. Chaque coït revêt un caractère exceptionnel, sinon, il est bien possible qu’à la longue on s’en passerait ; c’est tellement compliqué les relations fusionnelles. Notre subconscient mène le bal et nous manipule, et par-derrière c’est la biochimie qui commande, et par-derrière c’est encore plus profond et ça nous dépasse. Je voudrais penser en grand, trouver le Saint Graal philosophique de l’amour. Or, je transpire du cou et du front, ça commence à me piquer les yeux, j’ai toujours cette douleur que je hisse et descends dans le canal de la félicité, le plastique tire trop mon prépuce, avec des poils coincés, faute à trop d’empressement, mais dans un sens, c’est bien, puisque l’orgasme tarde à venir, la douleur empêche l’abandon total, il faut lutter, je lutte, intérieurement je sursaute à chaque fois qu’on cogne à la porte, je vois mon ex éructant dans l’encadrement de la porte, tous les invités qui pouffent, la sexualité des autres est toujours source de rigolades, Chouka halète, j’ai envie de rire, ses halètements me donnent envie de rire, vus de l’extérieur les amants en action sont toujours ridicules, des chiens imbriqués, des pachydermes qui dansent immobiles comme des pachydermes, des cafards soudés qu’on a envie d’écraser, on tracasse la poignée de la porte, ça s’arrête, foutez-nous la paix cinq minutes, oubliez-nous, j’aurais dû ouvrir la fenêtre, la sueur coule dans mon dos, ses dents se plantent dans ma chair et ses doigts me pincent le dos, elle accélère le mouvement, tumescence, rythme, obsession, comme au cinéma, une inconnue et moi l’élu, ne pas s’imaginer spectateur, faire corps, rester dans l’action, ne pas rire de ses halètements, partager son bonheur, les enregistrer pour plus tard, attention, si je me projette dans l’avenir en train de revivre la scène je vais gâcher mon plaisir immédiat, ça risque de faire exploser ma libido et je vais trop tôt lâcher, les femmes d’aujourd’hui un mystère, une croix sur les complexes, une croix sur les tabous, elle ne peut pas avoir eu pour moi comme ça le coup de foudre, je n’ai rien d’un bellâtre, si ça n’avait pas été moi ça aurait été un autre, je voudrais rester en elle comme ça longtemps, mais la douleur en moins, il y a quelqu’un enfermé là-dedans dit une voix jeune de l’autre côté, faut qu’on en finisse, on échange salives et particules de sangria, de cahors et de pâté en croûte au gingembre, le gingembre c’est un aphrodisiaque, elle en a bourré son pâté en croûte, celui qui en a goûté est mûr pour l’œuvre charnelle, n’importe qui alors dans ses bras, n’importe qui à haleine de gingembre, mais non, elle m’aime, je lui ai tapé dans l’œil, elle a avalé le khi-deux, c’est ça elle a avalé le khi-deux, moi j’ai mangé le gingembre, elle a avalé le khi-deux, elle me plaît, je l’adore, j’adore son corps, j’adore ses entrailles, je ne sais pas si on pourrait vivre ensemble, elle gingembre, moi khi-deux, un seul but désormais dans ma vie, la baiser, la baiser encore et encore, et cette fois sans tiraillement gênant mal placé, si elle veut aujourd’hui elle voudra demain, attention, les femmes d’aujourd’hui prennent leur pied quand elles veulent, avec qui elles veulent, après l’échange elle ne me connaîtra plus, on frappe encore, toute une existence concentrée là, deux existences concentrée là, ne vivre que pour ça, ne vivre qu’en ça, mon ex et moi, combien de fois ici, quatre, cinq fois dans cette salle de bains, une fois on avait descellé le lavabo…

- C’était bien, me souffle-t-elle.

Je confirme in petto. C’était bien.

Déjà le passé. Déjà le souvenir.

J’entends des froissements de son côté.

Moi, je bataille à hauteur de ceinture, un pied sur le levier de la mini-poubelle.

- Je sors la première. Dis-moi quand je peux.

Gant, eau froide, serviette, le retour des obligations.

- Tu peux y aller. J’attendrai une minute.

Mes mots d’amour sonnent comme recommandations d’officier à son élève parachutiste.

Un chanteur mort, sinon à tuer, râle d’amour quand la porte s’entrouvre. Personne à proximité. Elle s’en va. Je referme. Compte à rebours. Dieu fasse que je ne tombe pas sur un taureau en retournant dans l’arène. Les taureaux sentent le stupre, dit la tradition, et c’est le malheur assuré au torero qui a forniqué avant de revêtir son habit de lumière.

" Olé ", ne reprend personne.

 


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