Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 12

 

Fébrile et décidé, j’ai été chez mon ex récupérer mon bien dans l’après-midi. Le matin, j’avais cours et ça ne s’est pas très bien passé. Privé du khi-deux, je souffrais comme un camé en manque. J’avais les nerfs et ça se sentait autour de moi. Mon malheur devait se lire sur mon visage, car tout le monde me regardait d’un sale œil. Les étudiants ne m’ont pas loupé. J’ai été passablement chahuté. Ils ont réussi leur coup en me poussant à bout. Je n’ai pas terminé un cours de statistiques.

Je me suis mis à les injurier, à les traiter de fils à papa et de petites pécores bourgeoises, à leur dire que leur seul but dans la vie c’était d’aligner des zéros sur leur compte en banque, etc, et ça ne leur a pas plu. Ils m’ont traité de plouc, de fonctionnaire, de gagne-petit, de peine-à-jouir, etc, et ça m’a foutu un coup au moral. J’aurais eu envie de descendre leurs notes de quelques points, afin de leur montrer leur nullité, mais c’était trop tard, j’avais déjà rendu les copies, et la plupart affichaient des moyennes décentes.

Dans le couloir, j’ai repris contenance en fumant une cigarette virtuelle, puisque je ne fume pas.

Je me suis également écharpé avec un collègue pour une histoire d’emploi du temps et d’heures supplémentaires. Tant qu’on ne marche pas sur les mêmes plates-bandes, entre collègues, ça va. Dès qu’il faut se partager le moindre avantage riquiqui, alors là c’est la guerre. Certains collègues veulent tout. Les autres leur cèdent tout. Je fais plutôt partie de la seconde catégorie. Je n’anticipe pas, je ne vois pas venir les coups bas. Ensuite, devant le fait accompli, c’est trop tard. Et ce qui est acquis par ces boulimiques de l’avantage devient normal par la suite. Impossible de leur reprendre quoi que ce soit. Par contre, eux, une fois satisfaits, ils repartent dare-dare à l’assaut de l’avantage suivant, jusqu’à ce qu’ils vous aient complètement dépecé.

L’absence du khi-deux et le chahut infligé par les étudiants m’ont rendu méchant. Lorsque l’autre profiteur est venu m’entreprendre, je lui suis rentré dans le lard. On a failli en venir aux mains. Evidemment, l’administration s’en est mêlée, et comme l’autre est intouchable, avec son entregent, c’est moi qui ai essuyé un blâme.

Intérieurement, je m’en fichais. Une fois que je serais rentré en possession du khi-deux, je retournerais toutes ces délicates affaires à mon avantage. Prisonniers du khi-deux, directeur, collègue et étudiants me feraient amende honorable. Je les tiendrais de nouveau à ma merci. Tout rentrerait dans l’ordre.

Or, je ne suis pas rentré en possession de mon khi-deux. Le matin avait été horrible. L’après-midi le serait aussi.

La voiture de mon ex était garée devant la maison. Elle n’avait pas été au boulot. Son mal de dents lui permettait de prendre une seconde journée de repos. Je maudissais ses dents et son dentiste qui n’avait pas su éradiquer la douleur. Car j’imaginais qu’elle souffrait encore trop, ou qu’elle était encore trop patraque, pour se pencher sur la comptabilité des emballages.

Si j’étais rentré dans la maison, j’aurais eu des chances de tomber nez à nez avec elle. Elle n’était pas obligée de dormir. Sans khi-deux, je n’aurais guère pu orienter la conversation à mon avantage. Comment aurait-elle pu comprendre et accepter que je rentre chez elle par effraction ? J’étais devenu un étranger depuis que j’avais quitté le foyer conjugal, non ? Ses réactions n’auraient pas été semblables à celles d’hier, quand elle m’a trouvé nu dans le salon, tout en croyant à un délire provoqué par la fièvre. Il aurait fallu que je la bouscule pour aller chercher le khi-deux là où je l’ai laissé. Oh mais, je la connais, elle ne se serait pas laissé faire, rage de dents ou pas !

Et si j’avais sonné, simplement, le résultat aurait été le même. J’aurais prétexté une visite de courtoisie. Sans khi-deux pour m’assister, elle ne m’aurait pas supporté plus de dix secondes, le temps d’un bonjour et d’un au revoir, et elle m’aurait refermé la porte dessus. Je n’étais plus rien pour elle. On a beau être restés officiellement en bons termes, elle ne voulait plus rien avoir à faire avec moi. J’étais le passé, et elle était bien contente d’être débarrassée de ce passé. Les divorcés ne divorcent pas que de l’autre, ils divorcent aussi et surtout de ce qu’ils ont été chacun. Sauf moi qui suis mal divorcé. Je n’ai divorcé de rien du tout. Mon histoire est figée.

Mais, revenir sur ce qui est fait ne fait pas, paraît-il.

Ce que j’ai fait, je devais le faire, même si cela s’est fait à mon détriment. Je me suis sacrifié pour la sauver, elle. Mais est-ce qu’on se sacrifie quand on aime ? Les gestes d’amour ne s’effacent jamais chez ceux qui les font. Donc, c’est un cadeau qu’ils se font. Ils en profitent aussi. Il n’y a donc pas à regretter.

Me reste la solution de revenir la nuit, me suis-je dit. D’entrer en catimini à l’heure où dorment les honnêtes gens. Avec le risque que cela comporte. Elle me surprend ; je peux finir la nuit au poste, avec trois mois de prison dans la foulée pour compléter le tableau. Ou le professeur de yoga me surprend. Il me casse les dents ou me fracture le crâne à l’aide de n’importe objet contondant de la maison. Par ironie du sort, justement, quelque chose qui m’appartenait dans le temps. C’est ainsi que chaque jour on passe à côté d’une chose anodine qui plus tard deviendra l’instrument de votre mort. Chaque jour, on marche à l’endroit où plus tard on s’effondrera. C’est chez soi ou c’est dans la rue. C’est sur ce siège de voiture. L’instrument de votre mort attend. Pour l’heure, il vous sourit. Pareil pour le lieu de votre mort. L’anodin de chaque jour vous sourit en carnassier.

J’avais aussi l’autre solution de patienter jusqu’à demain soir. Mon ex et son Jules organisent une fête. J’y ai été convié, non ? La porte sera ouverte. Tant pis si mon ex grimace en me voyant. Qu’elle s’en prenne à Nono. Il m’a invité, certes sous l’influence du Khi-deux, mais invité tout de même. Je ne viendrais pas trop tôt. La sangria aura déjà fait son effet. La sangria est une spécialité de la maison. Mon ex et son Jules auront l’esprit ramollo. Alors, je récupérerai vite mon khi-deux. A partir de là, qui je veux ne me trouvera plus que des qualités.

Je suis obligé demain soir, ou sinon lundi, car demain, c’est ma journée continue. J’ai cours matin et après-midi. Tout le monde ne peut pas avoir de week-end prolongé. A la rentrée, je ne me suis pas démené pour avoir un emploi du temps de pacha. Mes collègues ont plus le sens de la dolce vita. Je les laisse faire. Que m’importe d’avoir un long week-end ? Pour quoi faire ? Je n’ai personne à emmener à la mer, à la montagne. Pas de résidence secondaire à retaper. Pas de yacht à repeindre. Plus de femme à distraire. Pas de maîtresse à éblouir. Pas de loisir prenant qui me ferait faire la tournée des salons du chien de race, de la voiture miniature ou des livres anciens. Le vendredi, plusieurs étudiants sautent les cours. C’est plus tranquille. Il n’empêche qu’à la rentrée prochaine, j’aurais peut-être des exigences, et je saurais les faire valoir. Un coup de khi-deux, au bon moment, sur qui établit les emplois du temps, et j’obtiendrais ce que je veux. Ne serait-ce que pour emmerder certains collègues qui ont bien abusé de moi ces dernières années.

Avant de rentrer, je croise Nan.

Les rendez-vous chez Nan, c’est fini. Depuis qu’elle vit avec son retraité, elle est rangée des massages.

On se sourit.

Avec Nan, pas besoin de khi-deux pour glaner un sourire.

A voir son cabas rempli de victuailles, je comprends qu’elle fait les courses pour Maman et pour le vieux mari ex-dentiste. J’en souris davantage. Décidément, les dentistes ont la partie belle en ce moment. Si j’en entends parler d’un troisième prochainement, c’est signe que je vais perdre toutes mes dents d’ici la fin de l’année.

On s’embrasse.

- Tu veux prendre un verre à la maison ? je lui demande.

Ses yeux clignotent. Elle voudrait bien ; ça la changerait de la compagnie du vieux barbon et de la matrone. Elle ne voit plus personne depuis le mariage, et pour cause. Dans le défilée des hommes qu’elle voyait dans le temps pour faire leur petite affaire, il en était quelques-uns qui étaient sympas, comme moi. De temps à autre, elle riait. Elle ne rit plus à présent. C’est télé à partir de18 heures, une télé aphone pour elle. Les deux vieux dorment par à-coups à côté d’elle sur le canapé. A 19 heures, soupe. A 22 heures 30, l’ancien dentiste la regarde se déshabiller, puis dodo pour dormir uniquement. Sauf qu’elle ne dort pas, elle. Elle s’invente un prince charmant, muet comme elle, qui vient l’enlever et l’emmener dans sa Jaguar blanche et silencieuse au paradis des muets.

Pourquoi ne lui ai-je pas demandé de vivre avec moi, avant que le dentiste ne se l’approprie ? On aurait été bien ensemble. Je ne demande pas grand-chose. Elle non plus. De l’affection, l’un et l’autre, c’est tout. Elle aurait su m’en donner. Elle avait un sacré entraînement. J’aurais fait un grand effort pour me mettre au diapason. Oui, mais sa mère ? Il aurait fallu se la coltiner. Epouser Nan, c’était épouser aussi la mère. Je suis sûr que le vieux dentiste doit s’en mordre les doigts. Un comble pour un dentiste. Comme je l’ai lu récemment dans une revue, même dotée des meilleures qualités qui soient, une belle-mère reste toujours mauvaise. Pourtant, je n’ai jamais eu à me plaindre de la mère de mon ex. Une bricoleuse. Une sportive. En fait, l’inverse de mon ex. Lorsqu’on affirme qu’il faut regarder les parents de sa petite amie pour voir ce qu’elle sera plus tard, avec mon ex l’axiome ne marche pas. Elle n’est ni sportive, ni bricoleuse. Sa mère est hyperactive à la maison et, lorsqu’elle n’est pas sur la brèche, elle s’entraîne à la course à pied. Elle est marathonienne. Deux fois par an, elle s’aligne sur 42 kilomètres. Tantôt elle court en France, tantôt elle court à l’étranger : Saint-Pétersbourg, Helsinki, New York… C’est ainsi qu’elle fait du tourisme. Elle part avec les autres membres de son club. Et ça conserve. La mère de Nan n’est pas du même acabit. Une mère maquerelle chez soi, je vois ça comme l’enfer. Nan, je la veux bien, mais pas la mère maquerelle, ou alors, à la rigueur, muette comme sa fille et toujours contente.

- Si tu préfères, on peut aller boire un verre au café ?

Elle me fait non de la tête. Elle doit rentrer. Je n’insiste pas. Je lui dis que ce sera pour une autre fois. Elle est d’accord pour une autre fois.

Elle me laisse porter son cabas et l’accompagner le long de quelques rues.

Je lui parle. Je lui confie mes problèmes. Elle doit se poser des questions sur ma santé mentale. Khi-deux ? Il est vrai qu’elle me connaît. J’ai le jargon du matheux de service. Jargon et les Jargonautes.

En haut de sa rue, on croise un type qu’elle connaît, du temps de sa carrière horizontale.

- Alors mignonne, on remet ça ?

Ses clignements d’yeux insistants dévoilent tout de ses pensées. Nan le gratifie d’un beau bras d’honneur en lui tirant la langue. L’ancien client n’insiste pas, d’autant que je suis là. J’imagine ce que doit être les promenades de Nan. Doivent surgir à tout bout de champ des hommes qui veulent, comme dans le temps, la peloter. C’est déjà ça, qu’elle n’entende pas les propos égrillards.

De moi, elle accepte beaucoup.

Nan, mon amour numéro 2.

Mais numéro 2 seulement.

Je la quitte sur le seuil de sa porte. De derrière les rideaux, on a dû me voir.

Je m’en fiche.

 


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