Jean-Benoit Thirion |
La Loi de PoissonRomanFeuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones |
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Chapitre 11 |
Je tourne en rond dans ma nuit blanche. Le sommeil court devant moi. Je sais que ce n’est pas en lui courant aux basques que j’arriverai à le rattraper. Il est trois choses qui viennent indépendamment de votre volonté : la chance, le coup de foudre amoureux et le sommeil. Pour qu’ils vous atteignent, il ne faut surtout pas y penser.
Pour essayer de passer le temps, j’ai pris " l’Invention du crépuscule ", mais l’ai immédiatement reposé. Y rentrer sans khi-deux m’a paru impossible. Le thriller vous plonge la tête dans le sac. Trop d’angoisse m’indispose. Je ne me sens pas à l’aise sans télécommande pour déjouer les plans de l’auteur. C’est un sadique, l’auteur. Il écrit hard et le hard fait mal quand on s’y frotte. Moi, j’ai besoin d’adoucir la fiction. Sans le khi-deux, j’aurais trop l’impression de m’identifier au héros lanneauskien malmené par les événements. Faut dire qu’il l’a bien cherché. Un salaud, ce héros lanneauskien, même s’il se rachète en cours de route. Mais moi, lecteur étranger à toute cette histoire d’horreur et de pédophilie, je ne tiens pas à devenir comme lui la tête de massacre de chaque chapitre.
Rentrer dans le livre, d’accord, mais je veux en faire ce que je veux. Je veux le transformer à ma guise. Les gosses s’amusent bien avec des livres dont ils sont les héros. L’interactivité, je la revendique depuis que je suis entré dans l’ère du khi-deux. Finies la docilité, la passivité, la violence non désirée ; elles sont retournées fissa au magasin des accessoires. Je n’en veux plus. Je garde trame, décor et personnages et troque les scènes malsaines contre de la fantaisie. La fantaisie du moment. Ma fantaisie. Le khi-deux est un appareil qui stimule l’imagination.
Mais ce soir, je suis privé de khi-deux.
Donc " Invention du crépuscule " égale danger.
Alors, tant que le livre reste fermé, je suis à l’abri des balles perdues, des sévices en tout genre, des tuiles qui tombent du haut de la page quand vous marchez en bas de la page, des traquenards que vous tend l’auteur, de la cruauté permanente qui habite cet ouvrage et qui justement fait son succès.
" Marius ex machina " me paraît lecture moins risquée. Livre érotique, c’est bon pour le moral et c’est bon pour la santé. L’histoire est banalement libidineuse. On s’y câline. On joue à se faire du bien. Sur la quatrième de couverture, Wilhelm Reich cautionne tout ça à travers la présentation du directeur de la collection. L’orgasme a des vertus curatives et préventives, et l’expansion organique qui en découle est la meilleure ouverture sur le monde qui soit. Je veux bien le croire. Pas d’inquiétude à avoir donc. Je peux m’y plonger sans khi-deux. Il ne peut rien m’arriver de mal, hormis de péter une veine du cerveau en atteignant le nirvana. Mais est-ce un mal ? Mourir de bonheur, tout le monde en rêve.
Ils présentent tous un caractère affable là-dedans. C’est un quatre étoiles où l’on vous accueille même mendiant, sans carte de crédit, sans rien. Vous êtes le bienvenu au paradis des mots et de la chair. Quelques lignes suffisent à vous mettre à l’aise. On quitte ses soucis comme on quitte des vêtements contraignants. Vite, jambes en l’air, cul nu, lisez !
J’arpente un appartement inconnu. De grandes toiles abstraites couvrent les murs. Elles ne sont pas décrites. Seulement signalées. C’est du dernier chic. On peut imaginer que ce sont des " Origines du monde " revues et corrigées par un épileptique génial. Marius est attablé dans son séjour. Il est aux commandes de son ordinateur portable. Modernité d’entre deux millénaires. Des filles nues, en position osée, montrant tout, et plus particulièrement cette infime partie du tout qui fait que l’humanité respire, défilent à l’écran. Soit Marius regarde une collection de photos qui résident sur son disque dur, soit il est branché sur un site porno. Rien de surprenant. " Marius ex machina " est sexe de a jusqu’à z. Avant, on feuilletait les livres de l’enfer d’une main. Maintenant, on pianote le paradis d’un seul doigt. A l’école, tous les collègues mâles sont des Marius dans la salle informatique. Et les étudiants mâles, en la matière, sont des épigones zélés.
Attention.
Perçoit-il ma présence derrière lui ?
Il se retourne. Son regard me traverse. C’est comme s’il avait senti qu’on l’épiait. Ses paupières s’agitent. Son front se plisse. Je ne bouge pas. Mon silence répond correctement à la question qu’il se pose. Il ne me voit pas. Quatre secondes après, Il revient à ses photos.
Une jeune asiatique à la jupe retroussée sur une anatomie affriolante l’intéresse particulièrement. Il reste longtemps penché sur cette demoiselle qui l’observe, elle aussi, en souriant très légèrement. Sa chemisette blanche, sa jupette bleue, ses socquettes blanches également indiquent son statut de lycéenne sage, officiellement. Elle a peut-être 20 ans, elle en paraît 15.
Au terme de plusieurs minutes de contemplation, la photo de la jeune asiatique est réduite dans la partie droite de l’écran.
Apparaît ensuite une autre demoiselle, blonde, à la peau laiteuse. Celle-ci, de dos, pliée, baisse son jean, de telle sorte que son cul et son con s’affichent au premier plan. Son visage aimable est tourné vers nous. Un peu de ses seins est visible sous le tee-shirt écru à bretelles. Elle aussi a le droit à une consultation de longue haleine.
Elle se retrouve rapetissée à côté de l’Asiatique.
Deux carrés de chocolat humain à croquer. Marius doit avoir les mêmes yeux gourmands que moi.
Marius clique ensuite sur l’une, puis sur l’autre.
Il se lève et se précipite dans la cuisine pour revenir avec trois Coca-Cola bien frais et décapsulés. A peine les a-t-il posés sur la table que le carillon de l’entrée signale une visite. Marius ne paraît pas surpris. Il se passe la main dans les cheveux. Nous allons ouvrir.
Sur le palier, je retrouve, cette fois en chair et en os, l’Asiatique et la blonde de l’ordinateur. Elles sont habillées comme sur leurs photos, mais de manière décente. Elles rient en voyant Marius. Marius les fait entrer chez lui.
Miracle de l’informatique, je me dis.
L’ordinateur de Marius est bien plus magique que mon khi-deux. Il abolit l’espace-temps. Le khi-deux fait sourire. L’ordinateur de Marius fait sourire et déplace les gens. A côté, mon khi-deux est un jouet en toc pour enfant peu regardant.
Chacun parle sa langue maternelle, mais on se comprend. La Japonaise et la Suédoise acceptent volontiers le Coca-Cola. Elles ont soif. Il fait chaud dans l’appartement. Elles se reconnaissent sur l’écran de l’ordinateur et ça les fait rire.
Ce qui est pratique dans ce roman, c’est qu’on comprend immédiatement, nous aussi, lecteurs, le suédois et le japonais.
- Je m’appelle Sonoko.
- Et moi Birthe.
- Mettez-vous à l’aise, les filles. J’adore vos prénoms. Moi, c’est Marius.
Tous les trois de conserve se déshabillent et se couchent sur la moquette. Aucun des trois n’est allergique aux acariens. Ils roulent les uns sur les autres, si bien que bientôt ils ne forment plus qu’un seul corps à trois têtes et trois paires de fesses.
Evidemment, je plongerais bien avec eux dans l’innocente lubricité de cette fiction.
Je vois des seins, des fesses, des vulves qui m’excitent. Marius se retrouve entre les deux filles aux jambes écartées. Il prête à chacune des deux entailles exposées une main qui ne rechigne pas à la tâche. Je me fais l’effet d’un voyeur en train de mater une scène inespérée.
- Marius, mon ami, qu’est-ce t’en dis ? Si on échangeait le khi-deux et ton portable ? Pas pour tout le temps. Juste comme ça. Le khi-deux, c’est pas mal, tu sais, on peut obtenir grâce à lui des tas d’avantages…
Il est trop occupé pour écouter ce que je lui dis in petto.
Ah, cet ordinateur ! On choisit le ou la partenaire de son choix sur photo, et, dans les dix secondes qui suivent, il débarque chez vous, il vous tombe dans les bras.
Je pourrais le piquer pendant que Marius s’affaire. Hop, je glisse l’outil sous mon bras, je ferme le bouquin, et me voilà doté d’un deuxième appareil à fabriquer le bonheur !
A présent, tout le monde se met à glapir en japonais, en suédois et en français. Moi aussi, je me mets à délirer en suédois et en japonais. Ma lucidité fout le camp. L’obsession du désir m’étreint. La Japonaise veut que Marius la chevauche. A cheval, petit Français, ça urge, il y a le feu aux entrailles ! La Suédoise veut avaler son vit. Il faut remplir la bouche et colmater la brèche, sinon la Suède va couler dans la Baltique ! Marius leur demande de patienter. Il veut profiter pleinement des prolégomènes.
Je jette un œil sur son érection quand il se lève. Ce phallus-là bouscule les phrases du roman et déplace les paragraphes. Ce sont les bouteilles de Coca qui l’intéressent. Il en prend deux et verse le reste de leur contenu sur le ventre agité des filles. Elles se trémoussent. Elles piaillent. Les bulles, la mousse, le froid les chatouillent.
Mon cœur bondit d’un corps à l’autre. Mes yeux mangent du sexe. Le fruit de la Japonaise est plus sombre.
Là, je comprends ce que Marius a l’intention de faire des bouteilles. Il veut s’en servir de godes. Et je ne peux m’empêcher de lâcher un cri. Un cri à la fois de surprise et, disons-le, d’hypocrite indignation. Car j’anticipe déjà la scène. Et je me repais de cette anticipation. Je m’offusque pour la forme et pas longtemps. Tous mes sens demandent à voir. Le voyeur trépigne en moi. La sexualité désagrège tous les repères. On redevient le nouveau-né qu’on a été dans les bras de l’ogre que l’on est devenu.
- Il y a quelqu’un d’autre ? s’inquiète Birthe, se redressant. J’ai entendu quelqu’un pousser un cri.
- Moi aussi, je l’ai entendu, confirme Sonoko, ça vient de par là.
- Ne vous tracassez pas, les filles, il n’y a personne, leur répond Marius. Je suis tout seul ici. Vous pensez bien que je n’ai pas envie de partager mon bonheur avec qui que ce soit. On n’est qu’au premier chapitre, je n’ai pas encore organisé de partouze. Relax, Mesdemoiselles, laissez-vous cajoler par votre petit Marius chéri...
Trahi par mon émotion.
Je suis sensible. Je ne suis pas de bois.
Birthe et Sonoko sentent ma présence, comme Marius tout à l’heure.
Je recule dans l’autre pièce. Autant demeurer le plus discret possible. Mais, manque de chance, au passage j’accroche une pile de revues débordant d’un meuble. J’en rattrape quelques-unes au vol. Les autres claquent comme des gifles en touchant le sol.
- Bordel, qu’est-ce que c’est que ça ?
Cette fois, Marius s’y met, lui aussi.
- Il y a quelqu’un qui mate ! clame Sonoko.
- T’as un chien ou t’as un chat ? demande Birthe à Marius.
- Non. Ni chien, ni chat… Bon, je vais voir.
- On vient avec.
Tous les trois à poil se mettent à ma recherche. Je me faufile jusqu’à la porte de sortie et me retrouve sur le palier. Je les entends parler de l’autre côté de la porte.
- Voyez, le verrou est fermé, dit Marius. J’étais sûr de l’avoir refermé après votre arrivée. Pour ne pas qu’on nous dérange. C’est un courant d’air qui a jeté mes journaux par terre.
- Ou un fantôme, dit Birthe.
- Chez nous, certains viennent nous dévorer le cœur pendant qu’on fait l’amour, et la fois d’après il nous est impossible de faire l’amour, dit Sonoko.
- Dommage. S’il y avait eu quelqu’un, à nous trois, on lui serait tombés dessus et on lui aurait fait sa fête.
Ils s’éloignent et la voix de Marius va decrescendo.
- Retournons dans le séjour. Fausse alerte...
Je reste là, planté dans un non-lieu, stupide de ne pas être invité à leur jeu de société, malheureux comme un solitaire débarqué d’un livre qui continue sa croisière sans lui.
Faut que je me fasse une raison.
Une rustine philosophique se colle à mes sentiments refoulés.
La sexualité n’existe pas en soi, je me dis. C’est une invention romanesque. L’amour existe lui. On peut aimer. On peut être aimé. Mais faire l’amour, c’est quoi ? Des baisers dans la bouche, des caresses intimes, le coït, des invasions du corps de l’autre, des explorations du vide. Je me demande si dans ces moments-là nous ne devenons pas chacun spectre pour l’autre, partenaire invisible d’un jeu encore plus solitaire que la solitude. On parle d’abandon. C’est ça, on s’abandonne, et en s’abandonnant on abandonne l’autre. On part ensemble de la même rive, mais on nage dans des mers différentes durant les ébats, tout en se persuadant qu’on a nagé l’un près de l’autre lorsque l’on ressort ensemble trempés, usés, sur l’autre rive. On s’est seulement battu seul contre soi-même. Nos bras, nos jambes ont tellement fait d’éclaboussures qu’on ne voyait plus rien autour de nous. Comment s’inquiéter de l’autre dans ces conditions ? Avec mon ex, quand on faisait l’amour, au début, je m’imaginais, par exemple, coureur cycliste dans une étape de montagne du Tour de France, afin de ne pas éjaculer trop rapidement, et plus tard, je me forçais à fantasmer, à faire défiler un diaporama pulsionnel à une vitesse folle, pour essayer de conserver le temps nécessaire une érection décente. Le corps de mon ex disparaissait dans les deux cas. Pour son bien. Sinon, impossible de la satisfaire. Avec Nan, c’est la même chose. Je ferme les yeux. Elle me masse, elle me branle. Je suis sexe et seulement sexe. Le prélude à l’extase m’enfonce encore plus dans la solitude. Je ne suis même plus avec moi-même. Plus d’esprit. Rien que l’absence.
- Vous allez bien ?
Mon voisin, pantalon de jogging et tricot de peau, se tient à deux mètres de moi. Son abondante pilosité des bras et du torse n’incite pas à parler avec lui d’animaux. Il risquerait de se sentir visé et de le prendre mal. Hormis leurs cheveux, Marius et les deux filles n’avaient pas un seul poil de visible sur le corps.
La présence du voisin me sort brutalement du “Marius ex machina” et de mes élécubrations masturbatoires. C’est peut-être mieux.
- Vous parlez tout seul ? C’est pas bon, ça. En tout cas, collègue, je vous demanderai de mettre la sourdine. J’ai les gosses qui dorment à cette heure, et j’aimerais bien profiter de ma nuit de repos. Si vous pouviez baisser votre poste aussi. Je sais pas le programme que vous regardez, mais ça rigole drôlement fort dans votre télé !
- Doit y avoir erreur ; ça doit provenir du dessus. Ma télé ne marche pas. J’ai égaré la télécommande.
- Dites ce que vous voulez, mais dans cinq minutes, si j’entends encore quelque chose, je viendrai moi-même vous régler le bouton du son.
Je prête l’oreille. Je n’entends rien des frasques de Marius et de filles. Je n’entends pas de télé non plus. L’immeuble est cossu. Les murs sont parfaitement insonorisés. Les scènes de ménage peuvent se dérouler en toute quiétude. Les femmes peuvent être battues tranquillement. Les enfants peuvent être victimes de tous les sévices inimaginables sans que l’immeuble n’en soit troublé. Il peut y avoir des crimes passionnels tant qu’on veut. On peut appeler à l’aide tant qu’on veut. C’est du bon standing. Tout est moquetté, jusqu’à l’intérieur des boîtes crâniennes des résidents. Alors, mon voisin hallucine. A force de faire des veilles à l’hosto, il entend perpétuellement des bruits de sonnettes, des gémissements, des appels à l’aide, des cris. Le travail rend fou. On dit qu’il faut plus d’une semaine de vacances pour commencer à évacuer le stress dû à son travail. Ce n’est pas une seule nuit de repos par semaine qui va lui permettre d’évacuer tout ça. Mais je garde mes réflexions pour moi.
- Bonsoir, il me dit.
- Bonsoir, je réponds, en le regardant refermer sa porte.
Je retourne chez moi. Bien sûr, l’appartement est vide. Pas de Marius. Pas de Sonoko. Pas de Birthe.
Je tiens mon livre dans une main, et de l’autre je me gratte la tempe.
Il est possible que le manque de khi-deux me rende fou.
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