Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 9

 

Je sors de la chambre le plus discrètement possible. Je me trouve stupide, et en même temps, la trouille de me faire pincer me donne envie de rire. On se croirait dans une pièce de boulevard. L’ex de Madame se promène à poil chez Madame et va être surpris par, au choix, la bonne de Madame, le nouvel amant de Madame, la mère de Madame, un visiteur, par Madame elle-même, ou mieux, par la maîtresse de l’ex de Madame qui est justement la meilleure amie de Madame. La rencontre promet d’être cocasse. C’est le clou du spectacle. Fou rire garanti. Ce soir, on improvise. Sauf qu’au théâtre, une serviette cacherait l’intimité de Monsieur tout nu, ou il trouverait sur son passage n’importe quel ustensile qui ferait l’affaire.

Sur le point d’atteindre la salle de bains où attend ma décence en tas sur le carrelage, je bifurque vers le salon. C’est que le khi-deux me semble prioritaire sur les habits. Je l’ai posé à l’entrée, près du téléphone. Le khi-deux : voilà, en guise de serviette, l’ustensile qui permet de sauver la face. Plus que cache-sexe, il sera aussi mon bouclier contre l’adversité. Eh oui, car s’il s’agit d’un voleur, le khi-deux sera plus apte à le désarmer que mon pull et mon pantalon. Souriez ! Le khi-deux le veut.

Nabokov l’a dit. Un tromblon qu’on accroche au mur au premier acte d’une comédie bourgeoise sert nécessairement au quatrième acte. Le khi-deux, c’est mon tromblon. Ce sera mon khi-deux contre l’arme à feu ou le couteau de cuisine de l’assassin que j’entends trafiquer dans la cuisine. Ou le balai ou la poêle si c’est la femme de ménage.

Je prends toutes les précautions pour ne rien heurter, rien renverser, et je veux aller vite pourtant. Il me semble urgent de passer à l’acte II. Cinq pas me séparent du salon, puis quatre, puis trois…

Première mission réussie. J’entre au salon, sain et sauf. Je récupère le khi-deux. Je me sens nettement moins vulnérable. Tant que je n’ai affaire qu’à une seule personne, je garde l’avantage. Deux vis-à-vis poseraient davantage de problèmes. Je serais loin de dominer la situation en balayant les deux visages successivement, puisque le rayon du khi-deux n’a pas le pouvoir de capter l’attention de plusieurs personnes simultanément. Pendant que je tiendrais le premier en joue, le second me rentrerait dans le chou. Je prendrais forcément le dessous. Mais, si je me fie aux bruits, il n’y a qu’une seule autre personne avec moi dans la maison.

Et cette personne éprouve le besoin de sortir dans le couloir en même temps que moi.

Pas de chance.

Je reconnais mon ex qui s’avance tête basse vers moi. C’est donc elle. Je recule et m’enfonce dans le premier fauteuil, en espérant que mon épiderme se confondra avec le cuir blanc du veau sacrifié. Pieds nus, discrétion extrême et tapis : normalement, elle n’a pas pu m’entendre. Mais que fait-elle chez elle à cette heure-ci ? Et le boulot ? Les cartons, les boîtes, les rouleaux de papier, l’inventaire, les factures, les fournisseurs, les clients, le courrier, le supérieur mal luné, la collègue qui déprime ? Qui va s’en occuper ? Sa silhouette passe la vitre opaque du premier battant de la porte. J’ai la gorge oppressée. Elle ne s’arrête pas dans l’ouverture et poursuit son chemin dans le couloir. Pas de troisième œil dans le dos chez elle, sinon j’étais cuit. Et heureusement que ce n’est pas la mode du rétroviseur portable.

Dans la chambre, le lit défait est quasiment comme je l’ai trouvé. Ce n’est pas là qu’elle décèlera trace de ma présence. Par contre, si elle entre dans la salle de bains... Et dans ce cas, qu’est-ce que je fais ? Je n’ai pas le temps d’échafauder une réponse, car c’est ce qui arrive, elle bute sur mon tas d’habits en rentrant dans la salle de bains. Cri d’affolement. Je la comprends. Ma réaction serait identique, car, dans ce genre de circonstances, soit on exprime plus ou moins bruyamment sa stupeur, soit on s’écroule, victime d’une attaque. La preuve : elle a beau apprendre à se dominer avec son yoga, elle craque sous l’effet de surprise.

Cette fois, je suis sur la sellette. Je dois prendre une décision, ça urge. Me cacher derrière le fauteuil ou derrière le canapé serait une possible solution. Affolée, elle sortirait de la maison, elle ameuterait le quartier, au secours ! à l’assassin ! j’aurais le temps de me rhabiller, elle reviendrait accompagnée d’un voisin en attendant la police, mais cette fois, je pourrais faire mon apparition dans une tenue correcte, qu’est-ce qui se passe ? pourquoi tant d’affolement ? ce n’est que moi, ton ex, je serais plus à même de donner une explication, voilà, eh bien, je passais par là... Néanmoins, l’idéal serait que je puisse filer avant son retour.

Le scénario réel s’avère différent, puisqu’elle opte pour le salon plutôt que pour la rue.

M’a-t-elle pisté à l’odeur, par exemple ? Non, c’est le téléphone son but. Elle veut composer le 17. Réflexe classique chez les victimes. Police, vite, un sadique se promène à poil dans ma maison ! Vous l’avez vu ? Non, j’ai vu ses habits sur le sol de la salle de bains. Comment pouvez-vous être sûre que quelqu’un s’est introduit chez vous et qu’il s’y promène nu si vous ne l’avez pas vu ? Mais ses habits dans la salle de bains ? Ce n’est pas une preuve, Madame ; on ne peut pas déranger la police pour ça. Mais s’il y a viol et meurtre au bout, vous vous rendez compte ? Calmez-vous, Madame, reposez le téléphone et bonne journée. Mais je suis en danger je vous dis ! Mais non, Madame, vous fantasmez, Madame, vous avez un délire de persécution de femme mal baisée, des appels comme le vôtre on en reçoit des dizaines par jour. Mais il y a non-assistance à personne en danger ! C’est ça, c’est ça, consultez votre médecin et demandez-lui de vous prescrire des calmants. Je vous en supplie ! Bonjour chez vous...

Une police sensée répondrait ainsi. S’il fallait qu’elle prenne en compte toutes les plaintes des gens, elle n’en finirait pas. Elle doit savoir trier les vrais appels au secours des appels farfelus. Oui, c’est farfelu d’appeler police secours pour un tas de fringues inconnues par terre, au milieu de sa salle de bains. Merci, la police, de ne pas te soucier d’une folle qui ne sent plus à la vue d’un paquet d’habits qui ne lui appartient pas.

- Bordel ! C’est toi ! Qu’est-ce tu fous-là, comme ça ? Tu m’as foutu une de ces trouilles !

Je me sens merdeux et minuscule dans mon fauteuil. Repéré. Vu. Coulé. Mort. Avec en plus la chair de poule et le sexe raide. L’air vraiment stupide de haut en bas. Ma situation est désespérée. Impossible de rattraper le coup. Je suis tétanisé par ma propre connerie.

Elle n’a pas eu besoin de téléphoner. Même nu, un ex-mari ne représente pas vraiment un danger. Normalement.

Quoi qu’il en soit, mon khi-deux passe à la contre-offensive. Je le pointe discrètement sur elle. Sa joue gauche enflée lui déforme le visage. Idiot que je suis. Je repense au calendrier vu dans la cuisine et au rendez-vous pris chez le dentiste à la date d’aujourd’hui. Courageusement, elle est allée au boulot, mais la douleur a été telle qu’elle l’a obligée de partir plus tôt que prévu. Elle aurait mieux fait de ne pas partir, de prendre la journée. Je serais rentré dans la maison, je l’aurais trouvée au lit, endormie, j’aurais fait ce que j’avais à faire et je serais reparti tout aussi discrètement.

Allez, petit khi-deux, fais ton boulot, transforme la grimace en bonne grimace.

- Bonjour, je dis, vraiment peu à l’aise, mais essayant de faire comme si la situation est tout à fait naturelle.

Le petit doute qui subsiste toujours quand j’active le khi-deux est levé. Mon ex fait elle aussi comme si la situation est naturelle. Elle est bien khideuïsée. Son estime me prend en charge à cent pour cent.

- Tu vas attraper froid comme ça... Tu ne devrais pas rester comme ça, ou alors faut monter le chauffage... Tu regardes la télé ?... Moi, j’ai un mal de dent carabiné... Excuse-moi si je peux pas bien articuler... J’ai pris rendez-vous chez le dentiste... T’as de drôles de manières de t’installer chez les autres !... Enfin, je sais bien que c’était chez toi ici, mais tout de même, comprends ma surprise, surtout un jour comme aujourd’hui où mes dents me font un mal de chien... Je dois avoir un gros abcès... J’espère que le Doliprane va faire bientôt effet... Je jongle, je t’assure... Enfin, ça commence à aller un petit mieux... Le fait de te parler et de penser à autre chose... J’ai pas le visage gonflé de ce côté ?... Tout à l’heure, j’avais tellement mal que j’ai été obligé de partir du boulot... Il fera bien sans moi, le boulot... Je suis pas souvent absente. Ils n’ont pas à se plaindre... Oui, on dirait que ça va mieux, ça passe un peu... Tu permets que je m’asseye ?

- Fais comme chez toi.

Son rire confirme que la douleur diminue. Les effets du Doliprane n’ont pas tardé, mais je crois plutôt que l’amélioration de son état aussi radicalement, c’est le khi-deux. Un médicament n’agit pas si vite. Elle se pose dans le canapé et soupire d’aise. Qu’on est bien assis ! D’habitude, à cette heure, elle est sur sa chaise à roulettes en train de faire la navette entre l’ordinateur et les armoires d’archives, dans son cube de verre en plein milieu de la zone industrielle. Avec vue sur un supérieur hiérarchique stressé, carburant au whisky et aux pansements pour l’estomac, qui craint pour sa place et à qui il faut continuellement se forcer à sourire et donner du " oui, Monsieur, immédiatement ". Elle est tout de même mieux ici, chez elle, l’esprit en jachère, en compagnie de son ex en tenue d’Adam, malgré un abcès dentaire. Et là, son sourire n’a rien de factice. Grâce au khi-deux, ça vient du fond du cœur. Sa joue enflée l’accentue d’ailleurs, son sourire. Il est beau, son sourire. Je l’aime, son sourire. Toute sa figure déformée, je l’aime aussi, et je l’aime avec son abcès, et j’aime son abcès. Elle a bien fait d’avoir un abcès. Où il s’avère, Messieurs Dames, que les abcès dentaires sont des vecteurs d’amour. Je l’aime endolorie et défigurée.

Et elle m’aime en retour.

Chantons, chantons les louanges du khi-deux, rabibocheur de couples en péril, et carrément brisés, pour être plus précis, en ce qui nous concerne.

- Tu es sûr de ne pas avoir froid ?

- Je t’assure, ça va. Ne t’occupe pas de moi. Tu as assez à faire avec ta santé. Tu sais, j’ai l’habitude de faire du naturisme chez moi. Je prends mes aises dès que je me retrouve chez moi. Je peux, je ne risque pas de choquer qui que ce soit. Les femmes modernes se changent quand elles rentrent du travail et les hommes modernes se mettent à poil. Justement, c’est mieux que le chauffage ne soit pas réglé à des températures tropicales. L’homme moderne a besoin de frissons. Ressentir la fraîcheur, c’est bon pour la santé, ça fouette les sangs, ça endurcit. On laisse les bébés dans leur landau à la porte des restaurants à Moscou, par moins dix ou moins vingt. J’ai entendu ça à la radio dernièrement. Ils n’ont pas froid. Ils supportent. Le corps doit s’habituer progressivement aux conditions extrêmes. J’ai vu aussi une fois un reportage sur une école japonaise où on faisait courir nus les écoliers dans la neige avant les cours. Notre société ne serait pas aussi puritaine, on irait tous les matins au boulot ou pointer à l’ANPE en petite tenue. Ce qui est bon pour le corps est bon pour le moral. Faut ce qu’il faut.

- Tout de même. On n’est pas au Japon ni en Russie. Je peux monter le chauffage. Il est réglé au minimum.

- Reste assise, je te dis. Ne t’inquiète pas pour moi. Je suis bien, je t’assure, je suis vraiment bien. On est vraiment loin de se geler. Je passe mes soirées entre 14 et 15 degrés, alors tu vois...

Je ne tiens pas à ce qu’elle bouge et échappe au rayon du khi-deux. Le thermostat est dans le couloir, entre le miroir ramené de chez Emmaüs et une marine signée d’un peintre de bord de mer du dimanche, souvenir de vacances au Cap d’Agde, du temps où l’on sous-louait le studio de poche d’un de ses collègues. Si elle y va, je suis obligé de la précéder ou de me coller à elle, le khi-deux pointé nécessairement sur sa figure. Debout et tournant autour d’elle, j’aurai encore plus l’impression d’être un exhibitionniste. Je suis son ex, oui, mais pas un hibitionniste. un ex qui par définition n’est plus à son goût. Donc, je suis celui dont on ne veut plus, je suis entré chez elle par effraction et je suis nu en face d’elle, c’est déjà beaucoup, pas la peine d’en rajouter. Sans le khi-deux, elle aurait trois bonnes raisons de m’écharper. Si mon intimité se mettait à voltiger autour d’elle, s’ajouterait la tentative de viol aux trois autres délits.

- Je ne te savais pas ce penchant pour le nudisme... Tu m’avais caché ça... C’est ça la vie de couple, on vit avec quelqu’un qu’on ne connaît qu’en partie... Tiens, au fait, une petite prune ça te dirait ? Nono en ramène de chez ses parents. Elle est bonne, ça réchauffe, c’est costaud.

- Non, rien, merci, pas à cette heure. L’alcool et moi, tu sais... De ce côté-là, je n’ai pas changé. Un petit verre de temps en temps, c’est tout, et que du bon. Je suis plutôt vin que spiritueux.

Reste assise, c’est tout ce que je te demande, le temps que je trouve le moyen de récupérer mes vêtements sans te lâcher des yeux.

- Un café alors ? Il en reste peut-être.

- Merci, je me suis déjà servi. Je suis passé dans la cuisine juste avant toi.

- Quand je fais mon yoga ici, moi aussi je me mets à l’aise, mais je garde ma culotte et mon soutif, surtout en présence de Nono, pour ne pas le déconcentrer... A la boîte, par contre, faut se mettre en survêt... Tu sais, faire le vide en soi n’empêche pas de transpirer... Au yoga, on bouge pas, ou à peine en changeant de position, mais on transpire quand même... C’est paradoxal, non ? Pourquoi je te raconte ça ?... En tout cas, là, maintenant, je t’assure, j’ai l’impression de revivre, je sens presque plus rien... C’est incroyable... La douleur est presque partie... Je sens encore un tout petit peu, mais trois fois rien, vraiment rien en comparaison de ce que c’était... On peut pas imaginer ce que c’est d’avoir mal... Ou c’est le Doliprane qui a tout calmé, ou c’est ta présence. Sans rire, tu dois me faire un effet terrible... Je veux dire pour la dent, pas pour autre chose, tu me comprends... Là, je suis vraiment bien, maintenant. Je te le jure, ça fait du bien quand ça s’arrête... Mon dieu, qu’est-ce qu’on peut souffrir !... Je crois qu’il n’y a rien de pire qu’une rage de dents... Sur l’échelle de la douleur, ça vaut au moins sept ou huit... En attendant, je te trouve bonne mine. Tu te maintiens bien. Tu n’as pas trop forci avec l’âge... D’avoir recouvrer la liberté te réussit plutôt bien... En fin de compte, je suis contente de te voir... C’est vrai, on ne se voit jamais... Ce n’est pas parce qu’on est séparés qu’on ne doit pas rester en bons termes... C’est bête d’être fâchés après avoir vécu ensemble... Je trouve ça ridicule les gens qui se font la gueule après avoir couché ensemble... On devrait se revoir plus souvent, tu ne crois pas ? Une fois par mois. Une fois par semaine... Moi, ça m’embête pas de te revoir de temps en temps... Mais toi, t’y vois peut-être des choses à redire... Je me souvenais pas que t’avais gardé les clés. En fait, t’as bien fait. Tu m’as fait une chouette surprise, en fin de compte... Le choc de la rencontre a calmé la douleur !... Et puis, je te l’avoue, je ne déteste pas te regarder tout nu. Enfin presque tout nu. C’est la première fois que je voie quelqu’un habillé uniquement d’une télécommande... C’est drôle, on dirait que tu vas me zapper ! A croire que c’est moi la télé... C’est vrai qu’il n’y a que moi qui parle. Je parle, je parle comme une vieille télé, et toi t’écoutes. T’as toujours su m’écouter... Je me sens à la fois euphorique et crevée, tu vois. Mais je ne sens plus ma dent. C’est pour ça que je parle... Le Doliprane délie la langue si ça se trouve. J’ai peut-être pris une dose trop forte. Mais je souffrais tellement. Quatre cachets et demi, tu crois que c’est pas trop ?... Mais toi, dis-moi ce que tu deviens ? Tes cours ? Tes amours ? T’es toujours avec… Comment s’appelle-t-elle déjà ?... Dis, au fait, on organise une petite sauterie samedi soir avec des amis... Tu ne veux pas être des nôtres ?... C’est l’anniversaire d’une collègue qui vient de divorcer. On veut lui faire la surprise pour lui remonter le moral... On ne tient pas à ce qu’elle se suicide... On ne sait jamais avec les gens déprimés... Tu n’as qu’à venir. Je suis sûre que Nono sera content de te voir. Vous allez vous entendre... Vous avez plein de points en commun, si, si, tu verras... Mais tu t’habilles ! Tu ne viens pas en nu intégral. Je ne voudrais pas scandaliser mes chers collègues... Et toi tu nous parleras d’autre chose que des emballages, ça nous changera. Les emballages, j’en ai jusque-là, je t’assure !

Elle bâille et moi avec, par contagion.

- Excuse-moi, je suis tellement mieux maintenant que j’ai un coup de pompe.

Elle laisse glisser le haut de son corps, tête blonde et pull mauve, jusqu’à rencontrer l’appréciable accoudoir, côté joue saine.

- Parle-moi, dis-moi tout, ce que tu fais, ce que tu deviens…

Sans se déparer de son sourire khi-deux, elle ferme les yeux. Un ange, comme on dit. Rien ne paraît plus beau au monde qu’une personne qui s’endort à vos côtés, pour peu qu’il flotte au-dessus d’elle un rien de béatitude.

Je me mets à lui parler pour la bercer.

Mon petit bébé.

Ma douce.

Amour de ma vie.

Mon ex-ex.

On l’a éradiqué le mal. On l’a enlevé le vilain abcès. Avec moi, tu ne crains rien. Tu peux dormir, je veille. Je te couvre de baisers virtuels pour que tu n’aies pas froid comme moi. Endors-toi. On aura beau dire, mais en matière de calmants, je suis autrement plus efficace avec mon khi-deux que ton professeur de yoga.

Mais je ne lui dis pas ça.

Je me redresse dans mon fauteuil et je lui narre un passage de " L’invention du crépuscule " à la sauce khi-deux. Les enfants qui s’endorment adorent qu’on leur raconte entre chien et loup des histoires qui font peur.

A la suite du fantôme de son ancêtre L. C. Conroy-Smith, aliéniste notoire qui a fini brûlé avec son institut, le héros lanneauskien pénètre dans le dortoir des moyens, les douze-quatorze ans, toujours à la recherche du vrai coupable. Six immenses fenêtres brillent de nuit lunaire. Dans les vingt-quatre lits – douze de chaque côté -, les momies de vingt-quatre garçons respirent à l’unisson sous les couvertures. Ces enfants ont vaguement perdu la raison. Les familles les ont abandonnés. On peut en faire ce qu’on veut. L. C. Conroy-Smith promène une lampe à pétrole éteinte. Son arrière-petit-fils est bien obligé d’arpenter les mondes parallèles du présent et du passé afin de glaner les preuves de son innocence. Est-ce que les flics peuvent comprendre ça ? Il ne fuit pas. Il ne sombre pas dans la folie par plaisir. Il cherche. Non, il ne touchera pas à un cheveu d’un seul de ces garçons qui ont péri dans l’incendie de l’institut Conroy-Smith de Boston, la nuit du 14 février 1886. Sa pédophilie est de l’histoire ancienne. Il a été soigné aux électrochocs. Simplement, il lui faut voir, avant que le feu n’éclate, si l’un de ces garçons ne cache pas un indice sous sa chemise de nuit.

Il va pour tirer la couverture du premier lit de gauche, pendant que l’ancêtre commence à répandre le pétrole au fond de la salle, quand soudain vingt-quatre monstres en uniforme de police se dressent dans leurs lits, armes braquées sur lui, les draps et les couvertures glissant sur les côtés. L’image est si effrayante que le fantôme de l’ancêtre se dissout dans l’obscurité. Le héros lanneauskien en pleurant clame son innocence. Mais les flics, qui en ont reçu l’ordre, tirent sur lui sans sommation. Il faut abattre le pédophile public numéro un. La gloire, la médaille, l’avancement sont au bout du canon de celui qui touchera au cœur.

Et tous visent le cœur et touchent au cœur, même ceux qui sont derrière, car le héros lanneauskien, remonté par le moteur de la peur, tourne comme une toupie. Les chargeurs se vident sans faire de bruit. Dans les cauchemars les bruits sont amortis. Il ne faut pas réveiller ceux qui dorment à côté du cauchemar. Les coups de feu deviennent des bisous de nounou. Au-dessus et en dessous du dortoir des moyens, il y a d’autres dortoirs.

Et il y a mon ex qui dort.

Le khi-deux devient inutile. Je le repose sur le guéridon. Il n’a plus besoin de s’immiscer dans les affaires du héros lanneauskien. Je voulais que les vingt-quatre flics à la gâchette facile fassent une ronde autour du héros lanneauskien, en lui chantant que tout ça c’était pour rire, que les balles c’était des petits pois et que le sang c’était de la tomate, tralalali tralalère. Ce sera pour une autre fois. On replie l’histoire. On referme le livre. On s’efface sur la pointe des pieds.

Dors, mon ex préférée.

Dors, mon ange à la joue gonflée.

Je vais m’habiller.

Attends-moi, khi-deux, je reviens te cacher comme prévu dans la bibelothèque, et je file. Je tiens à mener à terme cette expérience. Sinon, à quoi bon tout ce cirque ? Quand on commence quelque chose, il faut aller au bout, question de principe.

 


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