Jean-Benoit Thirion |
La Loi de PoissonRomanFeuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones |
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Une fois quon avait tapé un bon coup sur la télé, limage se stabilisait. Mon ex me prenait pour un idiot quand je secouais le poste pour le faire marcher. Tu es bien un mec, quelle me disait, tu cognes comme une brute et ensuite tu regardes le résultat, quitte à faire létonné le jour où, définitivement, ça ne marchera plus. Il nempêche que la télé fonctionnait et que je nai jamais eu besoin de faire appel à un réparateur. Tu as du bol que ça ne te pète pas dans les mains, cest tout, quelle me disait. Je lui rétorquais : mais non, cest de lélectronique, tu ne peux pas comprendre. Généralement, on passait la première demi-heure du film quon voulait voir à se chamailler. Ensuite, on est passé à lère du grand écran, au 16/9ième, et les débuts démission furent moins meurtriers. Dune part, parce que le nouveau poste fonctionnait parfaitement, et dautre part, parce quil nous arrivait de plus en plus fréquemment de faire programme à part. On ne voulait plus voir les mêmes choses. Le malheur des couples, cest quun beau jour, ils se retrouvent avec leurs deux paires dyeux dorigine, après avoir cru un temps nen utiliser quune, la même. La télé est très révélatrice pour ça. Tu as vu, chéri, jai retrouvé mes yeux davant ! Moi aussi, ma chérie ! Alors, plus besoin de regarder ensemble dans la même direction. Moi, je préfère TF1. Et moi, je préfère lA2. Alors, vive la séparation du corps et de lesprit !
Au premier soir de laventure khi-deux, jétais donc face à la télé allumée, à subir en bruit de fond " Questions pour un champion ". Je préparais le cours de maths du lendemain, un cours de probabilités. La semaine précédente, les étudiants navaient pas manqué de me chambrer à loccasion de notre travail sur " la Loi de Poisson ". Monsieur, cest vous linventeur de cette loi qui sent la marée ? Ce nom de Poisson, inutile dinsister sur le fait que je ne lai guère porté dans mon cur, au long de ma scolarité. Jai été longtemps " le poisson frit " des cours de récréation, " le poiscaille ", celui qui pue, celui qui nest pas frais, celui qui est pané, donc celui qui nest pas né. Un jour, jétais merlan. Un autre jour, jétais maquereau. Jai eu le droit aux asticots sur mon pupitre. Une fois, même, on avait trouvé très malin de glisser un hameçon dans mon assiette dépinards, à la cantine. Jaurais pu me blesser. Jaurais pu lavaler. Imaginez les dégâts quaurait pu occasionner la pointe recourbée de lhameçon dans mes viscères ! Il a fallu faire avec. Jai fait avec. Je ne suis pas mort de honte, mais mon inhibition caractérisée vient entièrement de là. Mon père ma transmis sa douleur au monde avec son nom. Lui avait dû subir les mêmes affronts avant moi.
Mes étudiants me montraient quils adoraient la plaisanterie. Si je trouvais rapidement une bonne répartie, jessayais daller dans leur sens, plutôt que de moffusquer. Ce nétait pas toujours le cas. Il nest pas facile de simproviser humoriste, surtout quand cest de vous quon se moque. Cette fois là, jai trouvé, jai pêché une perle dans ma culture mathématique. Le plus sérieusement du monde, je les ai traités de sales Gauss, pour faire un jeu de mot avec la célèbre " méthode du pivot de Gauss ", dont on avait parlée récemment. Ils ont fait semblant de ne pas comprendre, ces petits salauds. Ma belle saillie est tombée à leau. Normal, me direz-vous, pour un poisson. Rien de drôle ne pouvait sortir de ma docte bouche. Bouche de poisson, qui plus est.
Cest dailleurs ce qui ménervait le plus dans leur comportement. Lorsque, dans mon dos, ils jouaient au poisson qui parle. Le seul son quils émettaient ressemblait à des éclatements de bulles. Je simulais lindifférence. Jaurais accru leur plaisir en me plaignant, ou ne serait-ce quen leur montrant dun geste agacé quils touchaient un point sensible.
Depuis, Le khi-deux mavait permis de prendre ma revanche. Je le posais sur le bureau. De loin, il se confondait avec une calculette. Ils me pensaient prévoyant. Japportais une seconde calculette pour le cas où la première tomberait en panne. Ils font de même lorsquils passent des contrôles. Je choisissais ma cible dans lassistance, parmi les premiers rangs, et je moffrais ainsi un allié de circonstance, le lèche-bottes royal de mes trois heures de leçon daffilée. Celui-là buvait mes paroles. Il obligeait les autres à se taire. Chacune de mes démonstrations, parfois vaseuses - car je ne maîtrise pas totalement la science que jenseigne -, se voyait consignée sur les feuilles de son classeur comme paroles dEvangile. Son enthousiasme compensait largement lapathie de ses condisciples. Je dois le dire, les filles avaient plus souvent le droit que les garçons au piège invisible. Jappréciais davantage ladulation de la gent féminine.
Jétais donc à la rédaction de mes notes pour le lendemain. Je consignais les réponses des exercices que je donnerais à faire en cours. Afin de vérifier un calcul, jai tapé par mégarde mes chiffres sur la télécommande au lieu de me servir de la calculette. Lorsquil sagit de déterminer telle probabilité darriver à tel résultat, par rapport à telle autre probabilité darriver à tel autre résultat, on utilise le " test du Khi-deux de Pearson ". Une table de distribution donne la solution en fonction de la probabilité et dun certain degré de liberté prédéfini. Jai donc enregistré le 19,67 trouvé à lintersection de la probabilité 0,05 % et du degré de liberté 11. Plusieurs règles de 3 métaient nécessaires pour savoir si ma variable aléatoire T suivait bien la loi exponentielle de lhypothèse A, ou si elle ne la suivait pas, comme le voulait lhypothèse B. La calculette posée tête-bêche ne mempêchait pas de rentrer mes données. Lire à lenvers, je mamusais à le faire régulièrement. Or, cette fois, je nai rien eu à lire, puisque jai enfoncé les touches de la télécommande. Elle était tournée vers moi. Acte manqué, comme diraient les psys, acte de volonté cachée. Acte réussi, a posteriori, si lon en juge le fabuleux avantage pour moi qui en découla. Mon tripotage de touches na eu aucune influence sur la télé. Les questions ont continué à pleuvoir sur les champions. Un brusque changement de chaîne maurait signalé ma méprise.
Ma personne se trouvait dans le champ daction de linfrarouge de la télécommande. Je nai rien senti de douloureux. Ce genre donde à faible intensité est, comme on le sait, sans danger. Aucun picotement à signaler. Par contre, tant que mes doigts demeurèrent posés sur les touches de la télécommande, je me suis senti vraiment bien, en paix avec moi-même, fier de ce que jétais, content de vivre ma petite vie sans histoire, pleinement satisfait de mon physique autant que de mes capacités intellectuelles, alors que le reste du temps, je doutais fortement de ma personne. Mais dès que jai relâché la pression sur les touches, lautosatisfaction a filé de mon esprit aussi vite quelle sétait présentée. Immédiatement, jai eu lintuition dune relation entre les nombres enregistrés, la télécommande et mon mental. Elle mapparut comme une idée farfelue, comme une idée de roman. Jétais donc partagé entre la raison, qui minvitait à retourner au plus vite à mon travail, et le saugrenu : tente lexpérience une nouvelle fois, insistait le saugrenu. Tu es justement plongé dans le " test du Khi-Deux ", alors teste, mon gars, teste ! " la Loi de Pearson " nest pas faite pour les chiens. Une hypothèse A existe que je ne sois pas cinglé. Une hypothèse B existe que je sois plus con que je ne le crois. Si le A lemporte : champagne ! Si cest B : bière seulement.
Jai retapé 1, 9, 6, 7, de la même manière que la première fois. Jai gardé les touches enfoncées. Le même état de grâce ma envahi. Je me trouvais épatant jusquà ce que jéloigne ma main. Jai recommencé lexpérience une dizaine de fois dans la même position. A chaque fois, je replongeais dans lautosatisfaction la plus béate. A la télé, les infos avaient chassé le jeu, puis la pub. Contrairement à moi, la présentatrice affichait un masque tétanisé en débitant la litanie des mauvaises nouvelles. En superposition sur lécran, mon double riait avec moi. La télécommande activée, nous échangions, moi et mon double, des risettes qui me comblaient de bonheur. Une vraie drogue dont je sentais que je nallais pas tarder à devenir accro. La télécommande désactivée, je redevenais sérieux comme lagonie tranquille des jours semblables. Je retombais dans lexpectative. Je cherchais à comprendre. Je cherchais la petite bête qui se cachait dans la télécommande. Ou dans ma tête. Car je devenais peut-être fou.
Dautres combinaisons de chiffres, copiées de la table du " Khi-deux ", ont eu à chaque fois des conséquences similaires sur mon état desprit. Tant que je me visais avec la télécommande, leuphorie menvahissait. Je suis passé à dautres séries de chiffres, fantaisistes cette fois ; ça ne marchait plus. Pour que ça fonctionne, je devais impérativement reprendre des nombres de quatre chiffres, tels quils figuraient dans le tableau, la virgule en moins. A force, jen ai su quelques-uns par cur, ceux qui présentaient la particularité dêtre composés de quatre chiffres différents, 1324, 1485, 2914, 4164, 4298, etc Les quatre doigts se positionnent simultanément sur les quatre touches adéquates et le tour est joué. La ressemblance avec un accord de guitare, lorsque les doigts se placent sur le manche, saute immédiatement à lesprit. Javais un instrument du tonnerre. Il ne restait plus quà devenir virtuose.
Je me suis levé. Jai changé de pièce. Je tenais la télécommande devant moi et face à moi. Je visais mes yeux. Immobile ou en me déplaçant, ça marchait toujours. Quel jour on est, je me demandais ? Cest la Saint quoi ? Cest ma fête ? Un cadeau métait tombé du ciel. Jallais pouvoir être de bonne humeur à volonté. Le cadeau idéal, non ? Quoi quil marrive, avec ma télécommande, je serai toujours content. Je navais pas encore pensé, à cet instant, que je pourrais également rendre les autres toujours contents. Je nen revenais pas quune fin daprès-midi passée à plancher sur les statistiques et les probabilités pouvait déboucher sur un tel miracle. Jétais comme le laboureur qui, à force de creuser la terre de son champ, finit par trouver un trésor. Travailler dur vos maths et vous en serez récompensé, telle pourrait être la morale de lhistoire.
Dans le miroir de la salle de bains, javais vraiment lair du roi des imbéciles heureux. Je madmirais sous toutes les coutures. Je ne me trouvais que des qualités. Indéniablement, le rayon de la télécommande me transformait autant extérieurement quintérieurement. Jamais je navais éprouvé un tel sentiment narcissique. Je maimais à un tel point que je me suis laissé aller à coller mes lèvres sur la glace pour membrasser. Bisou à toi, grand homme !
Etonnement supplémentaire : la télécommande agissait également quand je la pointais sur mon reflet dans la glace. Je visais mon double et le phénomène persistait Je pouvais donc viser ailleurs que directement sur moi. Cest ainsi que me sont apparues les autres perspectives à tirer de cet incroyable instrument, si je ne rêvais pas. Oui, si jessayais sur quelquun dautre, je me suis dit, quadviendrait-il ? Le boîtier transmettrait-il à cette autre personne sa ration deuphorie ? Pourquoi ne pas essayer ? Je descends dans la rue. Je vise un passant quelconque, en gardant mes distances, et jobserve. Soit lhilarité le gagne, soit il demeure indifférent. Il ny a là encore aucun risque à tenter la manuvre.
Sur ce, jai pris mes poubelles et je suis sorti de chez moi. La rencontre avec ma jeune voisine du dessus, puis celle de mon voisin de palier mont pris de court. Javais envisagé de choisir soigneusement ma cible et de ne lattaquer quau moment où je me serais senti prêt. Et en tout cas, de loin. Avec la gamine pour commencer, jai été dépassé par les événements. Ma découverte était trop récente ; je ne maîtrisais pas correctement ni mon pouvoir, ni mes émotions. Par chance, les doigts de la main tenant la télécommande ont su enfoncer les bonnes touches. Ma mémoire avait enregistré lune des combinaisons, la première sans doute, que javais reproduite un certain nombre de fois dans ma salle de séjour. Un réflexe tout neuf a fait le reste.
Et lexpérience a été on ne peut plus concluante.
On sait maintenant pourquoi " khi-deux " est devenu par la suite le nom de ma télécommande. Je ne pouvais plus appeler " télécommande " un appareil doté dun pouvoir qui na rien de commun avec les fonctions habituelles dune télécommande classique.
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