Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 5

Une fois qu’on avait tapé un bon coup sur la télé, l’image se stabilisait. Mon ex me prenait pour un idiot quand je secouais le poste pour le faire marcher. Tu es bien un mec, qu’elle me disait, tu cognes comme une brute et ensuite tu regardes le résultat, quitte à faire l’étonné le jour où, définitivement, ça ne marchera plus. Il n’empêche que la télé fonctionnait et que je n’ai jamais eu besoin de faire appel à un réparateur. Tu as du bol que ça ne te pète pas dans les mains, c’est tout, qu’elle me disait. Je lui rétorquais : mais non, c’est de l’électronique, tu ne peux pas comprendre. Généralement, on passait la première demi-heure du film qu’on voulait voir à se chamailler. Ensuite, on est passé à l’ère du grand écran, au 16/9ième, et les débuts d’émission furent moins meurtriers. D’une part, parce que le nouveau poste fonctionnait parfaitement, et d’autre part, parce qu’il nous arrivait de plus en plus fréquemment de faire programme à part. On ne voulait plus voir les mêmes choses. Le malheur des couples, c’est qu’un beau jour, ils se retrouvent avec leurs deux paires d’yeux d’origine, après avoir cru un temps n’en utiliser qu’une, la même. La télé est très révélatrice pour ça. Tu as vu, chéri, j’ai retrouvé mes yeux d’avant ! Moi aussi, ma chérie ! Alors, plus besoin de regarder ensemble dans la même direction. Moi, je préfère TF1. Et moi, je préfère l’A2. Alors, vive la séparation du corps et de l’esprit !

Au premier soir de l’aventure khi-deux, j’étais donc face à la télé allumée, à subir en bruit de fond " Questions pour un champion ". Je préparais le cours de maths du lendemain, un cours de probabilités. La semaine précédente, les étudiants n’avaient pas manqué de me chambrer à l’occasion de notre travail sur " la Loi de Poisson ". Monsieur, c’est vous l’inventeur de cette loi qui sent la marée ? Ce nom de Poisson, inutile d’insister sur le fait que je ne l’ai guère porté dans mon cœur, au long de ma scolarité. J’ai été longtemps " le poisson frit " des cours de récréation, " le poiscaille ", celui qui pue, celui qui n’est pas frais, celui qui est pané, donc celui qui n’est pas né. Un jour, j’étais merlan. Un autre jour, j’étais maquereau. J’ai eu le droit aux asticots sur mon pupitre. Une fois, même, on avait trouvé très malin de glisser un hameçon dans mon assiette d’épinards, à la cantine. J’aurais pu me blesser. J’aurais pu l’avaler. Imaginez les dégâts qu’aurait pu occasionner la pointe recourbée de l’hameçon dans mes viscères ! Il a fallu faire avec. J’ai fait avec. Je ne suis pas mort de honte, mais mon inhibition caractérisée vient entièrement de là. Mon père m’a transmis sa douleur au monde avec son nom. Lui avait dû subir les mêmes affronts avant moi.

Mes étudiants me montraient qu’ils adoraient la plaisanterie. Si je trouvais rapidement une bonne répartie, j’essayais d’aller dans leur sens, plutôt que de m’offusquer. Ce n’était pas toujours le cas. Il n’est pas facile de s’improviser humoriste, surtout quand c’est de vous qu’on se moque. Cette fois là, j’ai trouvé, j’ai pêché une perle dans ma culture mathématique. Le plus sérieusement du monde, je les ai traités de sales Gauss, pour faire un jeu de mot avec la célèbre " méthode du pivot de Gauss ", dont on avait parlée récemment. Ils ont fait semblant de ne pas comprendre, ces petits salauds. Ma belle saillie est tombée à l’eau. Normal, me direz-vous, pour un poisson. Rien de drôle ne pouvait sortir de ma docte bouche. Bouche de poisson, qui plus est.

C’est d’ailleurs ce qui m’énervait le plus dans leur comportement. Lorsque, dans mon dos, ils jouaient au poisson qui parle. Le seul son qu’ils émettaient ressemblait à des éclatements de bulles. Je simulais l’indifférence. J’aurais accru leur plaisir en me plaignant, ou ne serait-ce qu’en leur montrant d’un geste agacé qu’ils touchaient un point sensible.

Depuis, Le khi-deux m’avait permis de prendre ma revanche. Je le posais sur le bureau. De loin, il se confondait avec une calculette. Ils me pensaient prévoyant. J’apportais une seconde calculette pour le cas où la première tomberait en panne. Ils font de même lorsqu’ils passent des contrôles. Je choisissais ma cible dans l’assistance, parmi les premiers rangs, et je m’offrais ainsi un allié de circonstance, le lèche-bottes royal de mes trois heures de leçon d’affilée. Celui-là buvait mes paroles. Il obligeait les autres à se taire. Chacune de mes démonstrations, parfois vaseuses - car je ne maîtrise pas totalement la science que j’enseigne -, se voyait consignée sur les feuilles de son classeur comme paroles d’Evangile. Son enthousiasme compensait largement l’apathie de ses condisciples. Je dois le dire, les filles avaient plus souvent le droit que les garçons au piège invisible. J’appréciais davantage l’adulation de la gent féminine.

J’étais donc à la rédaction de mes notes pour le lendemain. Je consignais les réponses des exercices que je donnerais à faire en cours. Afin de vérifier un calcul, j’ai tapé par mégarde mes chiffres sur la télécommande au lieu de me servir de la calculette. Lorsqu’il s’agit de déterminer telle probabilité d’arriver à tel résultat, par rapport à telle autre probabilité d’arriver à tel autre résultat, on utilise le " test du Khi-deux de Pearson ". Une table de distribution donne la solution en fonction de la probabilité et d’un certain degré de liberté prédéfini. J’ai donc enregistré le 19,67 trouvé à l’intersection de la probabilité 0,05 % et du degré de liberté 11. Plusieurs règles de 3 m’étaient nécessaires pour savoir si ma variable aléatoire T suivait bien la loi exponentielle de l’hypothèse A, ou si elle ne la suivait pas, comme le voulait l’hypothèse B. La calculette posée tête-bêche ne m’empêchait pas de rentrer mes données. Lire à l’envers, je m’amusais à le faire régulièrement. Or, cette fois, je n’ai rien eu à lire, puisque j’ai enfoncé les touches de la télécommande. Elle était tournée vers moi. Acte manqué, comme diraient les psys, acte de volonté cachée. Acte réussi, a posteriori, si l’on en juge le fabuleux avantage pour moi qui en découla. Mon tripotage de touches n’a eu aucune influence sur la télé. Les questions ont continué à pleuvoir sur les champions. Un brusque changement de chaîne m’aurait signalé ma méprise.

Ma personne se trouvait dans le champ d’action de l’infrarouge de la télécommande. Je n’ai rien senti de douloureux. Ce genre d’onde à faible intensité est, comme on le sait, sans danger. Aucun picotement à signaler. Par contre, tant que mes doigts demeurèrent posés sur les touches de la télécommande, je me suis senti vraiment bien, en paix avec moi-même, fier de ce que j’étais, content de vivre ma petite vie sans histoire, pleinement satisfait de mon physique autant que de mes capacités intellectuelles, alors que le reste du temps, je doutais fortement de ma personne. Mais dès que j’ai relâché la pression sur les touches, l’autosatisfaction a filé de mon esprit aussi vite qu’elle s’était présentée. Immédiatement, j’ai eu l’intuition d’une relation entre les nombres enregistrés, la télécommande et mon mental. Elle m’apparut comme une idée farfelue, comme une idée de roman. J’étais donc partagé entre la raison, qui m’invitait à retourner au plus vite à mon travail, et le saugrenu : tente l’expérience une nouvelle fois, insistait le saugrenu. Tu es justement plongé dans le " test du Khi-Deux ", alors teste, mon gars, teste ! " la Loi de Pearson " n’est pas faite pour les chiens. Une hypothèse A existe que je ne sois pas cinglé. Une hypothèse B existe que je sois plus con que je ne le crois. Si le A l’emporte : champagne ! Si c’est B : bière seulement.

J’ai retapé 1, 9, 6, 7, de la même manière que la première fois. J’ai gardé les touches enfoncées. Le même état de grâce m’a envahi. Je me trouvais épatant jusqu’à ce que j’éloigne ma main. J’ai recommencé l’expérience une dizaine de fois dans la même position. A chaque fois, je replongeais dans l’autosatisfaction la plus béate. A la télé, les infos avaient chassé le jeu, puis la pub. Contrairement à moi, la présentatrice affichait un masque tétanisé en débitant la litanie des mauvaises nouvelles. En superposition sur l’écran, mon double riait avec moi. La télécommande activée, nous échangions, moi et mon double, des risettes qui me comblaient de bonheur. Une vraie drogue dont je sentais que je n’allais pas tarder à devenir accro. La télécommande désactivée, je redevenais sérieux comme l’agonie tranquille des jours semblables. Je retombais dans l’expectative. Je cherchais à comprendre. Je cherchais la petite bête qui se cachait dans la télécommande. Ou dans ma tête. Car je devenais peut-être fou.

D’autres combinaisons de chiffres, copiées de la table du " Khi-deux ", ont eu à chaque fois des conséquences similaires sur mon état d’esprit. Tant que je me visais avec la télécommande, l’euphorie m’envahissait. Je suis passé à d’autres séries de chiffres, fantaisistes cette fois ; ça ne marchait plus. Pour que ça fonctionne, je devais impérativement reprendre des nombres de quatre chiffres, tels qu’ils figuraient dans le tableau, la virgule en moins. A force, j’en ai su quelques-uns par cœur, ceux qui présentaient la particularité d’être composés de quatre chiffres différents, 1324, 1485, 2914, 4164, 4298, etc… Les quatre doigts se positionnent simultanément sur les quatre touches adéquates et le tour est joué. La ressemblance avec un accord de guitare, lorsque les doigts se placent sur le manche, saute immédiatement à l’esprit. J’avais un instrument du tonnerre. Il ne restait plus qu’à devenir virtuose.

Je me suis levé. J’ai changé de pièce. Je tenais la télécommande devant moi et face à moi. Je visais mes yeux. Immobile ou en me déplaçant, ça marchait toujours. Quel jour on est, je me demandais ? C’est la Saint quoi ? C’est ma fête ? Un cadeau m’était tombé du ciel. J’allais pouvoir être de bonne humeur à volonté. Le cadeau idéal, non ? Quoi qu’il m’arrive, avec ma télécommande, je serai toujours content. Je n’avais pas encore pensé, à cet instant, que je pourrais également rendre les autres toujours contents. Je n’en revenais pas qu’une fin d’après-midi passée à plancher sur les statistiques et les probabilités pouvait déboucher sur un tel miracle. J’étais comme le laboureur qui, à force de creuser la terre de son champ, finit par trouver un trésor. Travailler dur vos maths et vous en serez récompensé, telle pourrait être la morale de l’histoire.

Dans le miroir de la salle de bains, j’avais vraiment l’air du roi des imbéciles heureux. Je m’admirais sous toutes les coutures. Je ne me trouvais que des qualités. Indéniablement, le rayon de la télécommande me transformait autant extérieurement qu’intérieurement. Jamais je n’avais éprouvé un tel sentiment narcissique. Je m’aimais à un tel point que je me suis laissé aller à coller mes lèvres sur la glace pour m’embrasser. Bisou à toi, grand homme !

Etonnement supplémentaire : la télécommande agissait également quand je la pointais sur mon reflet dans la glace. Je visais mon double et le phénomène persistait Je pouvais donc viser ailleurs que directement sur moi. C’est ainsi que me sont apparues les autres perspectives à tirer de cet incroyable instrument, si je ne rêvais pas. Oui, si j’essayais sur quelqu’un d’autre, je me suis dit, qu’adviendrait-il ? Le boîtier transmettrait-il à cette autre personne sa ration d’euphorie ? Pourquoi ne pas essayer ? Je descends dans la rue. Je vise un passant quelconque, en gardant mes distances, et j’observe. Soit l’hilarité le gagne, soit il demeure indifférent. Il n’y a là encore aucun risque à tenter la manœuvre.

Sur ce, j’ai pris mes poubelles et je suis sorti de chez moi. La rencontre avec ma jeune voisine du dessus, puis celle de mon voisin de palier m’ont pris de court. J’avais envisagé de choisir soigneusement ma cible et de ne l’attaquer qu’au moment où je me serais senti prêt. Et en tout cas, de loin. Avec la gamine pour commencer, j’ai été dépassé par les événements. Ma découverte était trop récente ; je ne maîtrisais pas correctement ni mon pouvoir, ni mes émotions. Par chance, les doigts de la main tenant la télécommande ont su enfoncer les bonnes touches. Ma mémoire avait enregistré l’une des combinaisons, la première sans doute, que j’avais reproduite un certain nombre de fois dans ma salle de séjour. Un réflexe tout neuf a fait le reste.

Et l’expérience a été on ne peut plus concluante.

On sait maintenant pourquoi " khi-deux " est devenu par la suite le nom de ma télécommande. Je ne pouvais plus appeler " télécommande " un appareil doté d’un pouvoir qui n’a rien de commun avec les fonctions habituelles d’une télécommande classique.

 


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