Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 4

Evidemment, je ne suis pas né avec mon khi-deux à la main. Aucune bonne fée ne me l’avait glissé dans mon berceau. Mais son apparition, ou plutôt ma découverte de son pouvoir singulier pourrait faire l’objet d’un joli conte pour enfants, avec ma propre personne dans le rôle du crapaud transformé en chevalier des temps modernes et mon khi-deux dans celui de la baguette magique. Je ne connais pas grand monde qui peut se vanter de posséder un instrument de cette qualité, pour ne pas dire personne, ou alors les gens dissimulent bien leurs secrets. Il est vrai que je suis le premier à me cacher. J’aurais trop peur, d’une part, qu’on me pique mon khi-deux, et, d’autre part, qu’on se méfie de moi où que j’arrive. Les gens se feraient des appels de phares comme pour signaler la présence d’un gendarme embusqué : attention, c’est le manipulateur à la télécommande qui vous oblige à faire en riant ce que vous ne voulez pas faire ! On m’accuserait vite fait de tous les crimes et délits inexpliqués. Une réputation de bouc émissaire, personne n’en veut. Autant alors garder ses petits secrets pour soi.

Mon khi-deux n’est pas à partager. J’aurais fait seulement un effort avec mon ex, mais uniquement mon ex de l’âge d’or, de l’époque où elle ne regardait le monde qu’à travers mes sourcils fournis d’artiste rebelle, comme moi je ne voyais le monde qu’à travers sa mèche teinte en vert d’égérie punk. Ou alors, je ferais un effort si on se raccommodait comme à l’origine. Oui, je ferais cet effort. Ne soyons pas pingre. Ce serait mon cadeau de secondes noces. Mais ne rêvons pas. Ce qui est défait est défait pour toujours. J’ai perdu mon ex et, en échange, j’ai gagné mon khi-deux. Malheureux en amour, heureux au jeu du khi-deux. J’y ai perdu au change, sans doute, mais ceci compense cela, car de l’amour je peux en avoir si je veux et quand je veux. Si j’abusais. Or, je le jure, je n’abuse pas.

Ma première conquête de l’ère khi-deux habitait deux étages au-dessus. Elle a déménagé depuis, à cause d’un père licencié, parti à la campagne se lancer dans la culture d’escargots ou de vers à soie, je ne sais plus. Elle avait dans les treize/quatorze ans et en paraissait plutôt treize/quatorze que quatorze/quinze, à mon avis, mais elle, elle prétendait en avoir dix-sept/dix-huit, à un doigt de la majorité. Mon khi-deux, dont c’était la première véritable opération sur cible humaine autre que moi, l’avait en vérité attaquée sans aucune malice de ma part. Je n’étais pas porté sur les adolescentes. Je n’étais pas comme le héros lanneauskien de " l’Invention du crépuscule ", avant ses gros problèmes avec la justice, à voir de l’aguichage et du vice dans le moindre regard enfantin. J’étais sage et classique, même dans l’élaboration de mes fantasmes. Les romans érotiques avec des Lolita naines me tombaient des mains. Si je persistais néanmoins, le khi-deux m’aidait à les rhabiller, à les délivrer et à mettre la pagaille dans les alcôves de papier.

Je sortais de chez moi pour descendre les poubelles et j’avais ce tout nouveau khi-deux en main. Il me collait la main autant qu’il me la brûlait. Il venait de me faire une démonstration de ses capacités. J’y reviendrais. La demoiselle du quatrième revenait de chez une copine, j’ai imaginé. L’ascenseur était en panne. Elle ne portait pas son barda scolaire habituel. Les autres fois, lorsqu’on se croisait dans le hall d’entrée, je n’avais le droit qu’à une moue vaguement écœurée accompagnant un bonjour/bonsoir automatique. J’étais pour elle un martien de la planète Adulte, un type sans intérêt, à la morphologie passable, sans rien de garer de signifiant sur le parking de l’immeuble, ni Ferrari, ni fourgon Volkswagen rempli de planches de surf. Bref, je n’avais rien du locataire de ses rêves. Le prince charmant des clips et des Bercy en furie n’habitait pas au troisième. J’étais même plutôt du genre monument décoratif incongru sur son passage avec mes sacs d’ordures. Et pourtant, elle s’est mise plus qu’à m’adresser la parole. Elle m’a souri. Le khi-deux agissait. Je le tenais à droite, avec le sac des bouteilles. Mes doigts enfonçaient plusieurs touches.

- Bonsoir, Monsieur, je peux vous aider ? qu’elle m’a demandé.

Immédiatement, j’ai senti qu’elle n’était pas dans son état normal. Nonobstant l’âge, n’importe qui en train d’emprunter l’escalier, un jour de panne d’ascenseur, n’a pas ce genre d’amabilités. Entre plusieurs volées de marches escaladées et d’autres en perspective, le muscle cardiaque devient plutôt bougon, et encore plus chez les jeunes qui se fatiguent plus vite mentalement que les vieux physiquement.

- Vous êtes bien gentille, mais non, ça va aller, et puis descendre et monter les étages, c’est bon pour la santé, ça fait faire du sport.

- Dites donc, ça a l’air classe chez vous.

Ma porte, je ne l’avais pas encore tirée. Du couloir, on avait vue sur une partie du fouillis d’un célibataire basique. Le désordre se prélassait comme un vieil ami parasite et ça devait sentir la boîte de conserve.

- Faudra que vous me fassiez faire un jour le tour du propriétaire.

J’avais l’impression qu’elle me charriait. Les jeunes adorent se moquer de leurs aînés. Généralement, ils pratiquent ce sport à plusieurs, au moins à deux.

- Pourquoi pas, j’ai dit, en rougissant intérieurement.

On peut bien être ami ami avec une jeune fille sans penser à mal. Je me voyais son Pygmalion. Je l’aurais aidé à faire ses maths. Elle aurait mis de la fantaisie dans ma terne existence, que je me suis dit. Dans la tête, ça gamberge vite. On vous dit un truc de rien du tout et le cerveau part en arborescence. On galope sur soixante canassons à la fois qui filent dans tous les sens, à vous écarteler. Je l’aurais promenée. Je l’aurais cultivée. On serait aller dans les musées. On serait aller voir que des bons films intelligents. Je lui aurais fait connaître le théâtre, la cuisine japonaise. Je lui aurais donné des leçons de tango. Ses parents m’auraient remercié. Ils m’auraient fait confiance. Je n’étais pas un écrivain qui ramasse les fillettes à la sortie des écoles pour peupler son journal intime. Je n’étais pas un curé qui couvait de trop près les enfants de ses ouailles, dans les camps scouts et les retraites de communion. J’étais un type bien, l’ami qu’il lui fallait, pédagogue, caution morale, grand frère, parrain et compagnie.

- Vous êtes gentil, vous au moins, qu’elle a dit, comme si elle avait lu en moi. Vous savez quel âge j’ai ? Dix-sept. Presque dix-huit. Quand je le dis, on ne me croit pas. Je n’aime pas qu’on me rajeunisse.

- Je n’en reviens pas, j’ai dit, en faisant l’étonné pour marcher dans sa combine.

- On pourra se revoir si vous voulez. Je n’ai pas classe le mercredi après-midi et je peux sécher comme je veux. J’imite la signature de ma mère sur le carnet scolaire. C’est chiant l’école. Ma mère m’a dit que vous étiez prof. J’aimerais bien avoir un prof comme vous. Je suis sûre que je travaillerais mieux si je vous avais comme prof. Dites, vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ? Vous permettez que j’enlève mon tricot ?

Avec un mini-ticheurte à fleurs, j’ai eu le droit aux bras nus, aux épaules nues et au nombril à l’air piqué d’un petit diamant, comme si ce n’était pas déjà assez attirant au naturel. Je la soupçonnais de strip-tease, Je virais au pédophile avec mes idées de croire qu’elle le faisait exprès pour m’exciter. J’imaginais le gros titre barrant la une du journal régional le lendemain : " il séduit les jeunes filles avec ses sacs-poubelles ", ou " pris la main dans le sac-poubelle avec la fille de ses voisins d’immeuble. "

Lorsqu’est sorti de chez lui mon voisin de palier, j’ai eu là véritablement conscience des pouvoirs de mon khi-deux. Il travaillait à l’hôpital comme veilleur de nuit. On ne s’est jamais trop entendu. Il avait la fâcheuse manie de bricoler quand il revenait du travail, c’est-à-dire entre huit heures et neuf heures du matin. Il ne pouvait pas se coucher avant neuf heures. Il lui fallait attendre que passent les effets de son thermos de café. Evidemment, dans la journée, pendant son sommeil, c’est moi qui le dérangeais, surtout à treize heure, quand je déjeunais en écoutant la radio. Je montais le son. On entend mal pendant qu’on mastique. En résumé, on s’évitait dans les parties communes. Si, par malheur, on se retrouvait dans l’ascenseur, le voyage s’avérait particulièrement périlleux.

Je l’ai vu et me suis automatiquement tourné vers lui. Il est possible que je ne me sentais pas la conscience tranquille en compagnie de la nymphette en train de se dénuder sur la palier. L’œil du khi-deux a suivi. Délivrée de son rayon, l’adolescente a retrouvé son mépris habituel. Je crois bien l’avoir entendu dire : ça pue, merde, qu’est-ce que ça pue. Une littéraire, j’ai pensé, elle cite presque du Queneau. Elle a repris son ascension de la cage d’escalier. A mi-étage, avant de disparaître, sa grimace a suffi à annuler tout ce qui venait de se passer de sympa entre nous.

Et cette fois, c’était au tour de mon voisin de faire assaut d’amabilités.

- Je vais à la pêche, ce week-end, ça ne vous dirait pas de venir ? Attention, c’est spécial, c’est là où habitent mes parents, on vide le lac et on ramasse le poisson à la main. Pas besoin de canne à pêche. Pas besoin d’être un expert. C’est qu’une fois par an et c’est l’occasion de faire une grande fête. Il y a des étrangers qui viennent, d’Angleterre, des Pays-Bas, de Belgique. C’est réputé., Maintenant. Qu’est-ce que vous en dites ? Ils prévoient du beau temps ce week-end, à la météo.

Jamais il ne m’avait parlé d’un ton si affable. A croire qu’on était les meilleurs amis du monde. Assurément, il se passait quelque chose. J’avais quitté le monde réel. Le khi-deux était bien magique dans ma main. Encore une fois, mes doigts enfonçaient les touches de la télécommande au hasard. En tout cas, c’est ce que je croyais.

- Ecoutez, je vous remercie, votre proposition est alléchante, mais ce week-end, je crois bien être pris.

- De toute manière, si vous changez d’avis, vous savez où me trouver. Et si vous voulez me contacter la nuit, il a ajouté en riant, appeler les urgences, à l’hôpital !

J’ai ri avec lui.

- Après vous, il a dit en montrant du menton l’escalier.

- Allez-y d’abord, je suis chargé, j’ai répondu.

- Vous ne vous servez pas du vide-ordures ?

- Je l’ai condamné, à cause des cafards.

- Il n’y en a plus depuis qu’ils ont traité ;

- Je sais bien, mais j’ai pris l’habitude.

Il a dévalé l’escalier devant moi. Moi, j’ai pris mon temps. Je savourais mon bonheur. Le khi-deux allait me révolutionner la vie. Je dis khi-deux, mais je n’avais pas encore baptisé ma télécommande ainsi. Quoi qu’il en soit, je ne regrettais vraiment pas de l’avoir embarquée avec le téléviseur, quand j’ai déménagé de chez moi. C’était le poste d’appoint, le vieux. J’avais laissé à mon ex le 16/9ième stéréo du salon. Je n’étais parti qu’avec ma garde-robe, le Sony, deux cartons de bouquins et un autre rempli de mes affaires de travail.

Les autres télécommandes Sony présentaient-elles le même caractère magique que mon khi-deux ? Non. J’ai vérifié autant que faire se peut. J’ai couru les magasins pour tester le plus grand nombre possible de télécommandes Sony, et des télécommandes d’autres marques pendant que j’y étais. Aucune des télécommandes que j’ai eues en main ne possédait la fonction secrète de mon khi-deux, pourtant une télécommande sommaire, munie uniquement des touches essentielles. J’ai essayé de retrouver des téléviseurs Sony d’un modèle similaire au mien, un 44 de diagonale, mono, quasiment un portable. J’en ai dégoté moins de dix datant de cette période, chez des connaissances, chez des collègues, modèles légèrement différents, plus grands, mais avec la même télécommande, tous encore en bon état de marche. Les tests effectués, j’ai dû l’admettre, mon khi-deux avait tout de l’objet unique. Etait-ce dû à un vice de fabrication ? Je n’en sais toujours rien. Je n’y connais rien en électronique et je ne vais pas m’amuser à démonter ma télécommande, au risque de la dérégler. Je me contente d’ouvrir sa trappe pour changer les piles.

Les piles ? Elles n’ont pas d’influence. J’ai changé de marque assez souvent. Le khi-deux fonctionne quelle que soit la marque. Il fonctionne pareillement avec des piles rechargeables. Tant que marche la fonction télécommande classique, marche la fonction khi-deux.

J’ai cru également que j’y étais pour quelque chose. Un peu comme dans toute expérimentation où l’on dit que l’expérimentateur influence le résultat. Il est prouvé que toute intervention a ses conséquences sur le résultat. Ce qui se dit pour la physique quantique pouvait s’appliquer à la relation entre le khi-deux et moi. Mais j’ai vite éliminé l’idée de posséder un pouvoir supra normal. Je ne veux pas croire à ce genre de fariboles. Mon cartésianisme a toujours su garder la dent dure. Si ça venait de moi, alors n’importe quel objet que je toucherais se transformerait en ustensile magique. Or, ce n’est pas le cas. Le khi-deux ne devait son originalité qu’à lui-même. Et aux mathématiques. Parce qu’il y a des mathématiques là-dessous.

 


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