Jean-Benoit Thirion |
La Loi de PoissonRomanFeuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones |
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Evidemment, je ne suis pas né avec mon khi-deux à la main. Aucune bonne fée ne me lavait glissé dans mon berceau. Mais son apparition, ou plutôt ma découverte de son pouvoir singulier pourrait faire lobjet dun joli conte pour enfants, avec ma propre personne dans le rôle du crapaud transformé en chevalier des temps modernes et mon khi-deux dans celui de la baguette magique. Je ne connais pas grand monde qui peut se vanter de posséder un instrument de cette qualité, pour ne pas dire personne, ou alors les gens dissimulent bien leurs secrets. Il est vrai que je suis le premier à me cacher. Jaurais trop peur, dune part, quon me pique mon khi-deux, et, dautre part, quon se méfie de moi où que jarrive. Les gens se feraient des appels de phares comme pour signaler la présence dun gendarme embusqué : attention, cest le manipulateur à la télécommande qui vous oblige à faire en riant ce que vous ne voulez pas faire ! On maccuserait vite fait de tous les crimes et délits inexpliqués. Une réputation de bouc émissaire, personne nen veut. Autant alors garder ses petits secrets pour soi.
Mon khi-deux nest pas à partager. Jaurais fait seulement un effort avec mon ex, mais uniquement mon ex de lâge dor, de lépoque où elle ne regardait le monde quà travers mes sourcils fournis dartiste rebelle, comme moi je ne voyais le monde quà travers sa mèche teinte en vert dégérie punk. Ou alors, je ferais un effort si on se raccommodait comme à lorigine. Oui, je ferais cet effort. Ne soyons pas pingre. Ce serait mon cadeau de secondes noces. Mais ne rêvons pas. Ce qui est défait est défait pour toujours. Jai perdu mon ex et, en échange, jai gagné mon khi-deux. Malheureux en amour, heureux au jeu du khi-deux. Jy ai perdu au change, sans doute, mais ceci compense cela, car de lamour je peux en avoir si je veux et quand je veux. Si jabusais. Or, je le jure, je nabuse pas.
Ma première conquête de lère khi-deux habitait deux étages au-dessus. Elle a déménagé depuis, à cause dun père licencié, parti à la campagne se lancer dans la culture descargots ou de vers à soie, je ne sais plus. Elle avait dans les treize/quatorze ans et en paraissait plutôt treize/quatorze que quatorze/quinze, à mon avis, mais elle, elle prétendait en avoir dix-sept/dix-huit, à un doigt de la majorité. Mon khi-deux, dont cétait la première véritable opération sur cible humaine autre que moi, lavait en vérité attaquée sans aucune malice de ma part. Je nétais pas porté sur les adolescentes. Je nétais pas comme le héros lanneauskien de " lInvention du crépuscule ", avant ses gros problèmes avec la justice, à voir de laguichage et du vice dans le moindre regard enfantin. Jétais sage et classique, même dans lélaboration de mes fantasmes. Les romans érotiques avec des Lolita naines me tombaient des mains. Si je persistais néanmoins, le khi-deux maidait à les rhabiller, à les délivrer et à mettre la pagaille dans les alcôves de papier.
Je sortais de chez moi pour descendre les poubelles et javais ce tout nouveau khi-deux en main. Il me collait la main autant quil me la brûlait. Il venait de me faire une démonstration de ses capacités. Jy reviendrais. La demoiselle du quatrième revenait de chez une copine, jai imaginé. Lascenseur était en panne. Elle ne portait pas son barda scolaire habituel. Les autres fois, lorsquon se croisait dans le hall dentrée, je navais le droit quà une moue vaguement écurée accompagnant un bonjour/bonsoir automatique. Jétais pour elle un martien de la planète Adulte, un type sans intérêt, à la morphologie passable, sans rien de garer de signifiant sur le parking de limmeuble, ni Ferrari, ni fourgon Volkswagen rempli de planches de surf. Bref, je navais rien du locataire de ses rêves. Le prince charmant des clips et des Bercy en furie nhabitait pas au troisième. Jétais même plutôt du genre monument décoratif incongru sur son passage avec mes sacs dordures. Et pourtant, elle sest mise plus quà madresser la parole. Elle ma souri. Le khi-deux agissait. Je le tenais à droite, avec le sac des bouteilles. Mes doigts enfonçaient plusieurs touches.
- Bonsoir, Monsieur, je peux vous aider ? quelle ma demandé.
Immédiatement, jai senti quelle nétait pas dans son état normal. Nonobstant lâge, nimporte qui en train demprunter lescalier, un jour de panne dascenseur, na pas ce genre damabilités. Entre plusieurs volées de marches escaladées et dautres en perspective, le muscle cardiaque devient plutôt bougon, et encore plus chez les jeunes qui se fatiguent plus vite mentalement que les vieux physiquement.
- Vous êtes bien gentille, mais non, ça va aller, et puis descendre et monter les étages, cest bon pour la santé, ça fait faire du sport.
- Dites donc, ça a lair classe chez vous.
Ma porte, je ne lavais pas encore tirée. Du couloir, on avait vue sur une partie du fouillis dun célibataire basique. Le désordre se prélassait comme un vieil ami parasite et ça devait sentir la boîte de conserve.
- Faudra que vous me fassiez faire un jour le tour du propriétaire.
Javais limpression quelle me charriait. Les jeunes adorent se moquer de leurs aînés. Généralement, ils pratiquent ce sport à plusieurs, au moins à deux.
- Pourquoi pas, jai dit, en rougissant intérieurement.
On peut bien être ami ami avec une jeune fille sans penser à mal. Je me voyais son Pygmalion. Je laurais aidé à faire ses maths. Elle aurait mis de la fantaisie dans ma terne existence, que je me suis dit. Dans la tête, ça gamberge vite. On vous dit un truc de rien du tout et le cerveau part en arborescence. On galope sur soixante canassons à la fois qui filent dans tous les sens, à vous écarteler. Je laurais promenée. Je laurais cultivée. On serait aller dans les musées. On serait aller voir que des bons films intelligents. Je lui aurais fait connaître le théâtre, la cuisine japonaise. Je lui aurais donné des leçons de tango. Ses parents mauraient remercié. Ils mauraient fait confiance. Je nétais pas un écrivain qui ramasse les fillettes à la sortie des écoles pour peupler son journal intime. Je nétais pas un curé qui couvait de trop près les enfants de ses ouailles, dans les camps scouts et les retraites de communion. Jétais un type bien, lami quil lui fallait, pédagogue, caution morale, grand frère, parrain et compagnie.
- Vous êtes gentil, vous au moins, quelle a dit, comme si elle avait lu en moi. Vous savez quel âge jai ? Dix-sept. Presque dix-huit. Quand je le dis, on ne me croit pas. Je naime pas quon me rajeunisse.
- Je nen reviens pas, jai dit, en faisant létonné pour marcher dans sa combine.
- On pourra se revoir si vous voulez. Je nai pas classe le mercredi après-midi et je peux sécher comme je veux. Jimite la signature de ma mère sur le carnet scolaire. Cest chiant lécole. Ma mère ma dit que vous étiez prof. Jaimerais bien avoir un prof comme vous. Je suis sûre que je travaillerais mieux si je vous avais comme prof. Dites, vous ne trouvez pas quil fait chaud ? Vous permettez que jenlève mon tricot ?
Avec un mini-ticheurte à fleurs, jai eu le droit aux bras nus, aux épaules nues et au nombril à lair piqué dun petit diamant, comme si ce nétait pas déjà assez attirant au naturel. Je la soupçonnais de strip-tease, Je virais au pédophile avec mes idées de croire quelle le faisait exprès pour mexciter. Jimaginais le gros titre barrant la une du journal régional le lendemain : " il séduit les jeunes filles avec ses sacs-poubelles ", ou " pris la main dans le sac-poubelle avec la fille de ses voisins dimmeuble. "
Lorsquest sorti de chez lui mon voisin de palier, jai eu là véritablement conscience des pouvoirs de mon khi-deux. Il travaillait à lhôpital comme veilleur de nuit. On ne sest jamais trop entendu. Il avait la fâcheuse manie de bricoler quand il revenait du travail, cest-à-dire entre huit heures et neuf heures du matin. Il ne pouvait pas se coucher avant neuf heures. Il lui fallait attendre que passent les effets de son thermos de café. Evidemment, dans la journée, pendant son sommeil, cest moi qui le dérangeais, surtout à treize heure, quand je déjeunais en écoutant la radio. Je montais le son. On entend mal pendant quon mastique. En résumé, on sévitait dans les parties communes. Si, par malheur, on se retrouvait dans lascenseur, le voyage savérait particulièrement périlleux.
Je lai vu et me suis automatiquement tourné vers lui. Il est possible que je ne me sentais pas la conscience tranquille en compagnie de la nymphette en train de se dénuder sur la palier. Lil du khi-deux a suivi. Délivrée de son rayon, ladolescente a retrouvé son mépris habituel. Je crois bien lavoir entendu dire : ça pue, merde, quest-ce que ça pue. Une littéraire, jai pensé, elle cite presque du Queneau. Elle a repris son ascension de la cage descalier. A mi-étage, avant de disparaître, sa grimace a suffi à annuler tout ce qui venait de se passer de sympa entre nous.
Et cette fois, cétait au tour de mon voisin de faire assaut damabilités.
- Je vais à la pêche, ce week-end, ça ne vous dirait pas de venir ? Attention, cest spécial, cest là où habitent mes parents, on vide le lac et on ramasse le poisson à la main. Pas besoin de canne à pêche. Pas besoin dêtre un expert. Cest quune fois par an et cest loccasion de faire une grande fête. Il y a des étrangers qui viennent, dAngleterre, des Pays-Bas, de Belgique. Cest réputé., Maintenant. Quest-ce que vous en dites ? Ils prévoient du beau temps ce week-end, à la météo.
Jamais il ne mavait parlé dun ton si affable. A croire quon était les meilleurs amis du monde. Assurément, il se passait quelque chose. Javais quitté le monde réel. Le khi-deux était bien magique dans ma main. Encore une fois, mes doigts enfonçaient les touches de la télécommande au hasard. En tout cas, cest ce que je croyais.
- Ecoutez, je vous remercie, votre proposition est alléchante, mais ce week-end, je crois bien être pris.
- De toute manière, si vous changez davis, vous savez où me trouver. Et si vous voulez me contacter la nuit, il a ajouté en riant, appeler les urgences, à lhôpital !
Jai ri avec lui.
- Après vous, il a dit en montrant du menton lescalier.
- Allez-y dabord, je suis chargé, jai répondu.
- Vous ne vous servez pas du vide-ordures ?
- Je lai condamné, à cause des cafards.
- Il ny en a plus depuis quils ont traité ;
- Je sais bien, mais jai pris lhabitude.
Il a dévalé lescalier devant moi. Moi, jai pris mon temps. Je savourais mon bonheur. Le khi-deux allait me révolutionner la vie. Je dis khi-deux, mais je navais pas encore baptisé ma télécommande ainsi. Quoi quil en soit, je ne regrettais vraiment pas de lavoir embarquée avec le téléviseur, quand jai déménagé de chez moi. Cétait le poste dappoint, le vieux. Javais laissé à mon ex le 16/9ième stéréo du salon. Je nétais parti quavec ma garde-robe, le Sony, deux cartons de bouquins et un autre rempli de mes affaires de travail.
Les autres télécommandes Sony présentaient-elles le même caractère magique que mon khi-deux ? Non. Jai vérifié autant que faire se peut. Jai couru les magasins pour tester le plus grand nombre possible de télécommandes Sony, et des télécommandes dautres marques pendant que jy étais. Aucune des télécommandes que jai eues en main ne possédait la fonction secrète de mon khi-deux, pourtant une télécommande sommaire, munie uniquement des touches essentielles. Jai essayé de retrouver des téléviseurs Sony dun modèle similaire au mien, un 44 de diagonale, mono, quasiment un portable. Jen ai dégoté moins de dix datant de cette période, chez des connaissances, chez des collègues, modèles légèrement différents, plus grands, mais avec la même télécommande, tous encore en bon état de marche. Les tests effectués, jai dû ladmettre, mon khi-deux avait tout de lobjet unique. Etait-ce dû à un vice de fabrication ? Je nen sais toujours rien. Je ny connais rien en électronique et je ne vais pas mamuser à démonter ma télécommande, au risque de la dérégler. Je me contente douvrir sa trappe pour changer les piles.
Les piles ? Elles nont pas dinfluence. Jai changé de marque assez souvent. Le khi-deux fonctionne quelle que soit la marque. Il fonctionne pareillement avec des piles rechargeables. Tant que marche la fonction télécommande classique, marche la fonction khi-deux.
Jai cru également que jy étais pour quelque chose. Un peu comme dans toute expérimentation où lon dit que lexpérimentateur influence le résultat. Il est prouvé que toute intervention a ses conséquences sur le résultat. Ce qui se dit pour la physique quantique pouvait sappliquer à la relation entre le khi-deux et moi. Mais jai vite éliminé lidée de posséder un pouvoir supra normal. Je ne veux pas croire à ce genre de fariboles. Mon cartésianisme a toujours su garder la dent dure. Si ça venait de moi, alors nimporte quel objet que je toucherais se transformerait en ustensile magique. Or, ce nest pas le cas. Le khi-deux ne devait son originalité quà lui-même. Et aux mathématiques. Parce quil y a des mathématiques là-dessous.
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