Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

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Chapitre 3

J’ai replongé dans le roman policier commencé deux jours auparavant, un livre dense de plus de 500 pages de Pat Lanneauski. Les livres érotiques, ramenés de ma virée en ville, je les ai gardés pour plus tard. J’avais mieux à faire avec " l’Invention du crépuscule " de Pat Lanneauski. Les érotiques sont partis rejoindre le stock de livres en souffrance, au sommet de la quatrième pile sous la table à tréteaux du bureau. Les quelques paragraphes piochés ça et là dans le " Marius ex machina " n’avaient certes pas déçu mon attente, mais, bon, une fois à la maison, le besoin de prendre ce livre à bras le corps avait perdu de son urgence. J’avais faim de lecture, mais pas de celle-ci. En revoyant la couverture du Pat Lanneauski, - une paire de ciseaux chromés plantés dans une pièce de puzzle jaune, le tout sur fond bleu marine, avec un œil qui ne vous lâche pas dans chaque orbite de métal – j’ai tout abandonné pour suivre le héros cardiaque (il a une pile) et quelque peu pédophile dans sa quête de vérité dans les rues et les sous-sols de New York. Enfin, pas tout abandonné vraiment, puisque j’ai repris la machine à lire infernale en marche, avec mon roulé au fromage, un bon Madiran et le khi-deux. Un livre avec des yeux de Joconde épiant Caïn dans son intimité qui vous regardent sans cesse, où que vous soyez, c’est on ne peut plus efficace pour inciter à le lire. Si j’étais éditeur, je collerais des yeux partout sur la couverture de mes livres. Le héros lanneauskien est accusé de serialkillérisme aigu. La police aux trousses, il a 24 heures pour prouver qu’il n’a commis aucun des 34 meurtres d’enfants malades dont on l’accuse, et surtout trouver le cardiologue compatissant et compétent qui voudra bien changer sa pile cardiaque défaillante sous anesthésie locale uniquement, sinon sous anesthésie générale il est cuit. Il resterait endormi trop longtemps. Chaque chapitre décline une heure des 24 heures en question. Je m’étais arrêté à la septième heure. Le héros lanneauskien en était à sa troisième défaillance cardiaque. Dans les vapes, près du cadavre d’un psychologue qui avait soigné 6 des 34 victimes, il allait se faire prendre. Les flics étaient dans l’ascenseur. On avait tué le psychologue en lui faisant avaler une carte de crédit périmée du héros lanneauskien. Qui, pourquoi, comment ? En fait, je m’en fichais. Mon plaisir, c’était d’y mettre mon grain de sel.

D’ailleurs, le roulé au fromage l’était trop, salé, et le Madiran en neutralisait heureusement le goût après chaque bouchée.

Contrairement à celle du héros lanneauskien, les piles du khi-deux n’étaient pas dans le rouge. En composant le nombre 65442 à l’aide des touches, mon khi-deux pouvait intervenir directement dans les pages ouvertes du livre. Le rayon infrarouge du khi-deux s’est intéressé, pour commencer, au troisième paragraphe de la septième heure, où l’auteur nous rappelait le dernier malheur du héros lanneauskien, après une brève incursion dans le cerveau du lieutenant de police Sue Greene, une femme, qui menait la chasse. Elle élevait seule une fille, fille qui se droguait et se prostituait, et venait, dans la matinée, de casser deux dents au petit ami maquereau de sa fille en le cognant avec sa matraque de service. Bref, ce n’était pas la joie dans le cerveau de la policière. Pour dire que si, dans les minutes qui allaient suivre, elle mettait le grappin sur le présumé assassin pédophile, elle ne lui ferait pas de cadeau. Il y avait de la bavure policière dans l’air.

A partir de cet instant, j’avais décidé de maîtriser la situation. Je ne me faisais pas de souci pour le héros lanneauskien, car je savais que, quoi qu’il arrive, il s’en sortirait. On n’en était qu’à la septième heure et il devait tenir au moins jusqu’au terme des 24 heures promises. L’ascenseur allait tomber en panne entre le douzième et le treizième étage, juste au moment où un courant d’air renverserait un aquarium à poissons exotiques, l’eau aspergeant le héros lanneauskien et le sortant de sa torpeur maladive. Mais ça ne m’intéressait pas. Au contraire, je voulais la rencontre de la flic et du héros lanneauskien. Un travail facile pour mon khi-deux. Son rayon invisible a balayé les lignes d’écriture au fur et à mesure de ma lecture. Lorsque Sue Greene a pénétré dans le cabinet du psychologue, tenant son Magnum à deux mains, elle a souri au type assis en train de reprendre ses esprits qui lui a renvoyé son sourire. Le cadavre du psychologue ne bronchait pas à côté du héros lanneauskien réveillé, pas plus que les trois autres flics en civil derrière Sue Greene.

- Poussez ce cadavre, qu’elle a dit à ses collègues sous l’influence du khi-deux, et mettez-nous de la musique, de la bonne.

Ensuite, elle s’est penchée sur le héros lanneauskien pour l’aider à se relever.

- Je connais un bon cardiologue à Manhattan, a dit la policière. Maman a eu les mêmes problèmes que vous avec sa pile. On lui avait implanté une pile d’importation, une pile coréenne si je me souviens bien, mais depuis qu’on le lui a changée pour une bonne vraie pile made in america, elle n’a plus eu aucune défaillance depuis au moins sept ou huit ans. On peut vous y conduire, si vous voulez ? C’est sur notre chemin de retour.

- Vous ne m’arrêtez pas ? s’est étonné le héros lanneauskien, en continuant de se tenir au bras de Sue Greene. Je suis le présumé assassin pédophile. Il est vrai que j’ai encore 17 heures sur 24 à cavaler. Enfin, cavaler n’est pas le terme adéquat, puisque, vu mon état, je me traîne. Le moindre effort me met par terre. Ce qui n’est pas très pratique pour mener une enquête tout en étant pourchassé. Vous entendez cette musique ?

- "West side story", si je ne m’abuse. J’adore.

- Ecoutez, on n’est pas à cinq minutes près. On peut faire une petite pause avant de reprendre notre course folle. Vous m’accorderez bien une danse ? Je vais vous montrer que le moribond tient bien encore sur ses jambes. Un slow, appuyé contre votre généreuse poitrine, me sera aussi profitable que le meilleur des massages cardiaques.

- Les gars, poussez ce cadavre, je vous ai dit !

Ils se sont mis à danser devant les autres flics qui ont fait tapisserie. Le cadavre du psychologue, assis contre sa bibliothèque plus fournie en diplômes qu’en livres, semblait le plus hilare de tous ; ça lui rappelait peut-être le jour où il avait inauguré son cabinet en fanfare. Il est fort probable que ceux qui avaient partagé les bancs de l’université avec lui et qui formaient cet orchestre amateur jouèrent des extraits de " West side story ". Toutes les fanfares de l’époque en mettaient dans leur programme.

Je n’ai pas tourné la page. La scène me plaisait bien. Mon khi-deux me permettait de refaçonner les histoires à ma convenance. En général, je les rendais plus gaies. Je me souviens m’être régalé à l’agonie de Madame Bovary. Au lieu de dégobiller tripes et sang comme après tout empoisonnement, elle est morte en riant, sans souffrance, et, même au contraire, en jouissant d’un orgasme prolongé. Mon khi-deux, elle l’a béni et re-béni. A chaque fois qu’on lui rendait visite pour lui apporter soins, compassion, derniers sacrements, elle explosait d’un rire communicatif. Bovary, la famille, la bonne, les médecins, le curé, les voisins en avaient la larme à l’œil et pissaient dans leur culotte. Tous voulaient de la mort aux rats pour connaître une agonie aussi joyeuse, mais il n’y en avait pas assez dans les réserves de l’apothicaire.

Au cinéma, idem, je transformais à ma guise les scènes qui m’intéressaient. Je ne vous dis pas comment s’est terminée la nuit tragique du " Titanic " sur écran géant ! Si, allez, je vous le dis : en ballet nautique à la Busby Beckerley dans un immense seau à champagne rempli de glaçons multicolores. Les noyés faisaient des pirouettes sous l’eau en bullant harmonieusement, alors que l’insubmersible paquebot se désagrégeait en une multitude de tulipes jaunes, rouges et blanches. Dans la salle, parmi les spectateurs larmoyants, j’étais le seul à applaudir et à crier " encore, encore ! " Les malheureux autour de moi n’étaient pas capables de voir le travail de mon khi-deux. Tous des myopes de l’âme, des presbytes du cœur. Et dire que c’est moi qu’on prend pour un givré quand je sors ma télécommande au cinéma ! S’ils savaient que je zappais vraiment, ils en seraient malades. Dans le " Titanic ", les noyés se sont retrouvés au fond de l’eau. Ils ont fait une farandole du diable à la queue leu leu et sont remontés tous ensemble en surface pour chanter " alléluia, alléluia ! " Magnifique.

Dans les livres et au cinéma, mon khi-deux pouvait agir sur l’ensemble d’une scène. Dans le monde réel, par contre, on l’a vu, son rayon d’action se limitait à une seule personne, et encore fallait-il que je l’attaque de face, ou de profil au pire. J’aurais bien voulu transformer le réel comme je pouvais transformer la fiction, mais je devais me contenter déjà de cet extraordinaire pouvoir que me procurait le khi-deux. Avec la télé, le khi-deux redevenait une simple télécommande. Je pouvais faire la combinaison de chiffres que je voulais avec les touches de la télécommande, les chaînes changeaient à la vitesse grand V, mais d’effet khi-deux : zéro, rien. Impossible de chatouiller le mélo. Impossible de mettre de la fantaisie dans les journaux télévisés. Les comiques de service du samedi soir restaient lamentables. Je ne riais jamais quand je regardais la télé. J’avais l’impression que ma télécommande se retournait contre moi et déchargeait sur moi les ondes les plus chagrines qui puissent exister. De fait, la télé, je ne la regardais pratiquement jamais.

Sur le coup de onze heures, j’ai lâché le bouquin que je ne lisais plus depuis un petit moment et j’ai éprouvé le besoin d’appeler mon ex. Je le faisais de temps en temps. Le nouvel homme de sa vie ne prenait jamais l’initiative de répondre quand il était chez mon ex, preuve qu’il ne se considérait pas encore tout à fait comme chez lui. Avec sa progéniture du dimanche, il se considérait comme en transit, le cul posé entre deux foyers. D’ailleurs, il avait son portable. Qui voulait le joindre l’appelait sur son portable. Donc, de temps en temps, j’appelais mon ex. Dès qu’elle disait " allo ", je raccrochais. Elle devait se douter que j’étais l’auteur de ces coups de fil anonymes. Le bref " allo " qu’elle proférait suffisait à me satisfaire. J’entendais sa voix, je pouvais m’endormir content. C’était comme si au lieu d’entendre " allô ", j’entendais " bonsoir, lovy ", comme elle disait au début de notre histoire. Elle disait aussi la même chose à son chat.

- Allo, oui ? a dit sa voix fatiguée.

J’ai raccroché et j’ai eu alors une idée lumineuse pour le lendemain.

 


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