Jean-Benoit Thirion |
La Loi de PoissonRomanFeuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones |
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Chapitre 2 |
Mon programme du soir établi, j’aurais dû rentrer chez moi. Or, animé par je ne sais quelle pensée saugrenue, il m’a fallu faire un détour par mon ancien quartier. J’éprouvais l’envie, ne serait-ce que furtivement, de voir mon ex. C’était l’heure où elle revenait de son travail. J’avais encore un double des clés de la maison qu’elle avait gardée et qu’elle avait vite remplie, après mon départ, d’un autre homme et d’une ribambelle d’enfants de cet homme le week-end. Je ne lui en voulais pas. J’étais le seul responsable de notre séparation. J’avais été un amant passable et un mari. Il n’est point besoin de qualifier le terme de mari. La dénomination de mari suffit pour qu’on comprenne que la compagnie de cette entité n’a rien de réjouissant. J’ai vu mon ex déprimer à une vitesse exponentielle à mon contact. Je n’avais rien d’extraordinaire à lui proposer. Je n’avais pas encore trouvé le khi-deux. A ses yeux je personnifiais la routine, l’ennui et l’échec en général, le sien, le mien, celui des autres, celui de l’humanité entière. J’ai donc pris la décision pour elle qu’elle devait me quitter pour s’épanouir ailleurs, au contact de qui lui plairait davantage. Elle ne voulait pas faire le pas. Je me suis donc inventé une aventure extra-conjugale. Elle y a cru. Un jour, j’ai pris mes valises et je suis parti. Pour se venger de tant de cruauté de ma part, elle est tombée dans les bras d’un de ses collègues qui n’attendait que cela. Lui aussi voyait son couple battre de l’aile. Ils se sont consolés mutuellement et depuis les volets de ma maison, de mon ancienne maison, ont été repeints en bleu. C’est vrai que c’était plus gai que le vert sapin malade d’origine. J’aurais dû moi-même les repeindre, les volets, mais je n’ai jamais été très porté sur le bricolage.
Je me souviens des faux billets de rendez-vous que je laissais dans mes poches, des cheveux d’inconnues que je ramassais dans les lavabos pour dames et que je déposais sur mes vêtements, de mes fausses conversations téléphoniques sans personne au bout du fil, faussement cachottières. J’avais mis le paquet. J’avais su pour la bonne cause me transformer en vrai protagoniste de drame bourgeois. Une question de vie ou de mort. Sinon, mon ex, qui ne feignait pas la déprime, aurait fini par mourir d’ennui, j’en suis sûr, et moi je serais mort après elle. Je serais mort de sa mort après avoir déprimé de sa déprime. Il est une théorie qui dit qu’on meurt parce qu’on veut mourir. Si je n’avais rien fait, mon ex serait morte de vouloir mourir, morte à la seconde où le désir de mourir aurait été le plus fort, victime d’une embolie cérébrale, d’un infarctus, d’une rupture d’anévrisme, d’un ictus, de n’importe quoi d’indécelable et d’imprévisible, sauf que moi j’aurais su et que j’en serais mort, moi aussi, peu après, de remords, de chagrin.
Je me suis poussé moi-même vers la sortie et, évidemment, chaque jour je le regrette, tout en ne le regrettant pas, puisque c’était pour la bonne cause.
Ce soir-là, je voulais la voir. Elle a fini par arriver au volant de la R5, notre R5. L’aile gauche était froissée. Elle ne l’avait pas fait réparer. Entretenir une voiture était un truc de mec, elle disait. Un moyen de transport, pour elle, n’avait rien d’un lieu de vie. Fallait vraiment n’avoir rien à faire pour bichonner sa voiture. Elle est sortie de sa bulle rouge fané comme la Vénus boticellienne qu’elle est toujours restée à mes yeux, bien qu’avec un tailleur qui ne lui seyait pas vraiment. Je la préférais en décontractée. A ce moment, j’aurais pu me précipiter, l’aider à ouvrir le portail, le khi-deux en permanence braqué sur son visage adoré. En effet, sans le khi-deux, ce n’était pas la peine d’envisager l’aborder. Elle m’en voulait. N’oublions pas que j’étais le traître dans notre histoire. J’étais le mari volage. Celui à qui on ne peut pardonner. J’aurais pu lui dire que tout ceci n’avait été qu’un stratagème uniquement conçu dans le but de la sauver, elle, mais garder le secret faisait également partie du stratagème. Quoi qu’il en soit, sans le khi-deux, il n’est pas difficile d’imaginer ce que j’aurais entendu. Alors qu’avec le khi-deux, on pouvait s’offrir un hit-parade complet de chansons langoureuses.
- Tiens, bonsoir, tu es là ? Je suis bien contente de te voir, elle m’aurait dit en m’embrassant sur la joue, en copains.
- Je passais dans le quartier. J’ai cinq minutes. Si tu veux, je peux tondre la pelouse, faire les vitres, nettoyer la cheminée, préparer un bon couscous comme dans le temps.
Elle aurait apprécié mon humour. Elle en avait bien besoin après une journée pénible dans les bureaux de son entreprise de cartonnage, à faire des allers-retours entre la photocopieuse et le distributeur de café.
- Tu ne m’appelles pas souvent, j’aimerais bien avoir de tes nouvelles un peu plus souvent, savoir ce que tu fais, ce que tu deviens, elle m’aurait dit. Je pense à toi, sans doute plus souvent que toi tu ne penses à moi, vilain petit mari.
- Je n’arrête pas, tu sais, j’aurais répondu avec un super sourire complice. J’essaie souvent de communiquer avec toi par transmission de pensées, mais je tombe sans arrêt sur le répondeur et, comme j’entends la grosse voix virile de l’autre derrière ton message d’absence momentanée, je crains de déranger et je me dis à chaque fois que je rappellerai plus tard.
- Tu es bête… mais tu es adorable, elle aurait ajouté. C’est drôle, d’habitude quand je reviens de la boîte je suis toujours vannée, or là c’est comme si ta présence me ravigotait. Il me faudr ait ta visite chaque soir. Une minute avec toi équivaut à une séance de yoga.
- Tu fais toujours du yoga ?
- Toujours. D’autant plus que c’est au club de yoga de la boîte que j’ai rencontré… Bon, passons. Tu as bien une minute ? On peut rentrer. Tu pourras te servir un apéro, le temps que je me change. Tu sais où sont les bouteilles. Tu ne feras pas attention au fouillis. Je n’ai plus un chevalier servant à demeure pour faire le ménage. Qui tu devines n’est pas un as du rangement non plus.
On serait rentré et je ne l’aurais pas lâchée d’une semelle. Dans la mesure du possible, je l’aurais même précédée par nécessité, ou tout du moins je me serais arrangé pour que le rayon du khi-deux l’atteigne de profil. Au passage de chaque porte, il m’aurait fallu ruser pour être devant. Comme on le sait, les largeurs de porte des logements de monsieur et madame tout-le-monde n’ont pas été établies pour qu’on les franchisse en couple.
- Tu veux regarder la télé ?
- Pourquoi me demandes-tu ça ?
- Tu as déjà la télécommande en main. Moi qui croyais que tu venais pour bavarder. Fais comme chez toi, sers-toi un verre. Prépare-moi un rhum tonic avec une pointe de curaçao. J’ai du vieux Banyuls en permanence, ton apéro de prédilection. Il t’attend toujours. Mais, on dirait la télécommande de notre ancienne télé, enfin celle que tu as emportée.
- C’est une sale manie que j’ai. Tu me connais. Je zappe à tout bout de champ. Les psys disent que la télécommande est une sorte de prothèse virile. En fait, je dois aller rechercher la télé chez le réparateur. Le tube cathodique a lâché. Si je garde ce machin en main, c’est pour ne pas oublier d’y aller. Les bouteilles sont toujours au même endroit ?
Elle m’aurait cru. Elle aurait même ri en frôlant mon khi-deux du bout de l’index.
Après avoir tombé les vestes, on se serait installés dans le clic-clac, un verre à la main.
Une gorgée plus tard, on n’aurait plus de verre à la main et on serait comme qui dirait enlacés, avec en fond musical la b.o. de " West side story ", notre film fétiche. On avait échangé notre premier baiser en regardant ce film un dimanche soir à la télé chez des amis communs durant des vacances d’été à la mer. Mon khi-deux n’aurait pas arrêté de faire son petit effet. Mon ex aurait été transformée en adorable héroïne de film en cinémascope. J’aurais très bien pu abuser de la situation si je l’avais voulu. Mon ex m’aurait dévoré des yeux et carrément avalé. Je t’ai pardonné depuis longtemps, tu sais, elle m’aurait susurré, si tu le désirais, on pourrait reprendre à zéro, nous deux, mon chou, toi et moi, biquet et biquette, comme avant, tu te souviens les bons moments qu’on a passés ensemble ? Ah, ce que j’aimerais que le temps fasse marche arrière. Embrasse-moi…
Mais je n’aurais pas abusé.
Mon khi-deux et moi sommes restés sagement dans l’ombre à épier et à rêver. Mon ex est rentrée chez elle. Je ne l’ai pas suivie dans la maison et je n’ai pas eu besoin d’en ressortir à reculons, le khi-deux braqué sur son sourire, sinon elle aurait hurlé au viol, à l’assassin et, pire encore, au retour du mari.
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