Jean-Benoit Thirion

La Loi de Poisson

Roman

Feuilleton cyberpunk à usage résolument intégré au réseau des utilisateurs francophones

Chapitre 1

 

- Je vous l’offre, parce que c’est vous.

- Merci, M’dame. Donnez-moi deux croissants aussi pour mon petit-déjeuner demain matin, s’il-vous-plaît.

Evidemment, vous pensez bien, j’ai essuyé le regard jaloux des autres clients, une femme seule, une autre femme avec un gamin et un jeune couple. Tout le monde n’a pas la chance d’être servi à l’œil. Mais je n’ai pas abusé, puisque j’aurais pu, si je l’avais voulu, repartir avec toute la boutique. Un gâteau aux noix, spécialité de la maison, et deux croissants m’ont suffi. J’aurais bien refilé une pâtisserie au gamin, mais sa tête à dire des méchancetés par-derrière ne m’a pas plu, et puis je ne suis pas le bon samaritain. Une fois dehors je me suis dit que j’aurais pu aussi emporter un croque-monsieur ou un roulé au fromage pour le dîner. J’ai hésité et je suis resté planté un moment face à la vitrine. J’ai mordu dans mon gâteau aux noix, penché vers l’avant afin de ne pas colorer de miettes mon tricot. Pas encore rassasié, j’avais encore l’esprit à penser nourriture. Les mets salés me paraissaient appétissants. Croque-monsieur, roulé au fromage, roulé au knack, quiche ou part de pizza, il me fallait choisir. A mi-gâteau aux noix j’ai choisi le roulé au fromage et je suis de nouveau entré.

- Mettez-moi aussi un roulé au fromage.

Ils m’ont tous regardé, silencieux, mais furibards. Même la boulangère. On m’avait déjà servi , j’exagérais, j’étais qui ? Le roi de Prusse ? C’était au tour du jeune couple. Quatre autres personnes avaient remplacé la femme seule et la femme au gamin. Je n’avais pas fait cas de ce dernier quand il était sorti de la boulangerie, une chocolatine en main et en me tirant la langue.

Bon, j’ai ressorti mon khi-deux et l’ai repointé sur la boulangère. Immédiatement j’ai retrouvé grâce à ses yeux. Elle s’est précipitée sur l’étagère adéquate et sa pince a soulevé le plus ventru des roulés au fromage. Le couple râlait. La fille m’aurait bien envoyé son mec pour m’apprendre la politesse. Le gars m’aurait bien envoyé sa nana pour m’arracher les yeux. Les autres pensaient que j’étais vraiment un type sans-gêne, ou alors j’étais le petit ami de la boulangère. On pouvait se poser la question à la voir minauder devant moi.

- Je vous dois combien ?

- Rien du tout, vous savez bien, cher Monsieur.

Pour un peu, elle m’aurait embrassé. Je n’en demandais pas tant. Je voyais que ça agaçait drôlement les autres, nos assauts d’amabilités. Ma deuxième sortie du magasin a été semblable à la première. La clochette a tinté quand la porte vitrée s’est refermée lentement sur le mépris général. Même la boulangère avait retrouvé son regard de tueuse à mon égard à travers la vitrine, entre l’étage des tartelettes et celui des salés. Mes sachets en main, mon reste de gâteau aux noix dans l’autre et mon khi-deux en poche, j’ai continué dans la rue jusqu’à l’étalage de livres devant la librairie où j’ai mes habitudes. Il me plaît de perdre mon temps à regarder et à tripoter les livres. Je suis devant les livres comme devant des légumes et des fruits. Il me faut toucher, chercher le défaut ou pêcher la perle rare. Comme pour un repas à venir, je compose mon menu lecture. Je me vois lire ceci ou cela, ceci parce que la couverture m’attire, cela parce que j’en ai entendu parler. Le vendeur que je connais – celui qui a une tache de vin au cou – était en train de fournir les ouvrages d’une liste pour bibliothèque. Deux femmes à foulard Hermès le cornaquaient comme s’il était le dernier des larbins. Et ce livre-ci, ce n’est pas dans cette collection qu’on le veut. Et celui-là pourquoi il n’a pas la couverture bleu France comme mon petit tailleur ? Mon khi-deux l’a immédiatement arraché des griffes de ces deux clientes embarrassantes. En se précipitant vers moi, tout sourire, il a même renversé la pile de livres qu’il venait d’ériger à leur intention.

- Vraiment incroyable, je pensais justement à vous. Vous tombez à pic. J’ai mis de côté deux ouvrages très intéressant. On me les a apportés ce matin.

Il est retourné farfouiller derrière la caisse, sans se soucier des reproches de ses clientes. Il m’a rapporté les deux livres en question, deux romans érotiques achetés à bas prix à quelqu’un qui les avait reçus en service de presse. Un S et un P composés de petits trous ornaient leur quatrième de couverture. La librairie achète et revend d’occasion les livres en bon état. " De la fessée considérée comme l’un des Beaux-Arts" et " Marius sex machina " me convenaient, d’autant plus que je pouvais les emporter sans bourse délier. Parce que c’est vous. Parce que vous êtes un bon client. Parce que vous êtes un connaisseur qui saurez apprécier à leur juste valeur des œuvres d’une telle qualité à ne pas mettre entre toutes les mains. Parce que blablabla. Surtout parce que mon khi-deux le voulait. Il était bien gentil, mon libraire, mais j’ai abrégé là notre conversation. Merci pour les bouquins. A la prochaine . J’ai appuyé sur la touche stop de mon khi-deux et l’ai rendu aux deux énervantes. Et notre commande alors ? Vous nous avez laissées en plan ! Regardez cet ouvrage, il est abîmé ! On n’a pas que ça à faire. C’est à elles qu’il aurait dû refiler les deux érotiques. " De la fessée… " à la grande blonde en bleu. " Marius sex machina " à sa consœur. Qui sait ? Elles auraient peut-être apprécié et se seraient calmées.

- Attention !

Le nez dans le " Marius… ", je n’ai pas vu un vieux monsieur que j’ai heurté en marchant. Une laisse le reliait à un chien pisseur. Déséquilibré, le monsieur s’est retrouvé assis sur le trottoir, une main dans la pisse de son chien. J’ai voulu l’aider à se relever, mais, persuadé que j’attaquais son maître, le caniche s’est précipité sur moi pour mordre. Par bonheur, je n’avais pas encore rengainé mon khi-deux. J’ai zappé. Au lieu de mordre mon pantalon, il s’est mis à le lécher. Bon chien, j’ai dit et lui ai caressé son peu de cervelle frisée.

- Vous avez de la chance ; d’habitude il mord. Je ne connais pas beaucoup de monde qui puisse lui mettre la main sur la tête.

- J’ai toujours eu un bon contact avec les chiens. Ils sentent les gens qui ont peur, ça les stimule et ils passent à l’offensive.

- C’est bien vrai. Ma femme en a peur. Il en profite.

- Il s’appelle comment, ce brave chien ?

Il ne m’a pas répondu. Son visage s’est fermé. On ne dévoile pas le nom de son chien à un inconnu. Les propriétaires de chiens se méfient des voleurs de chiens. On appelle le chien par son nom. Il vient. On lui fourre dans la gueule une friandise empoisonnée et on le glisse dans un sac. Opération facile dès lors qu’il s’agit d’un chien de petite taille. Ensuite, selon qu’il soit de race ou non, il réapparaît dans une petite annonce d’un journal gratuit, à la rubrique " vente d’animaux ", ou dans un labo, sujet d’expérimentation, puis de vivisection. D’ailleurs, je me fichais bien de connaître le nom de ce caniche. Ma seule préoccupation était qu’il ne me morde pas. Le rayon de mon khi-deux restait pointé sur lui. Si je m’éloignais en lui tournant le dos, désactivant le khi-deux, j’étais sûr que, redevenu teigneux, il allait me suivre et m’attaquer, ce satané caniche. Je pouvais m’éloigner à reculons en gardant mon emprise sur le chien, mais par sécurité il fallait une assez grande distance. Un chien en colère voit ses forces décupler. Il n’était pas dit que son maître pût le tenir en laisse. Il avait les mains occupées à s’essuyer avec un Kleenex. Puis marcher à reculons en ville attise la curiosité. On m’aurait pris pour un clown en train de faire son numéro. Je suis plutôt du genre discret. J’ai toujours préféré ne pas me faire remarquer. Aussi, j’ai attendu que le vieil homme et le caniche redémarrent. Mais avant de me saluer il m’a dit :

- J’étais comme vous, cet hiver, je gardais tout le temps en main mon portable, un cadeau de mes enfants, un cadeau de Noël. Je m’imaginais qu’ils allaient me téléphoner à tout bout de champ. Comme je n’ai jamais su trop bien le faire fonctionner et que j’avais peur d’appuyer par mégarde sur la mauvaise touche en le prenant dans la poche quand il sonnait, je préférais le tenir. Je sortais le chien avec mon téléphone en main. Comme ils ne m’appelaient jamais et que moi je ne voulais pas les déranger, j’ai fini par le laisser à la maison. Le vôtre a l’air moins compliqué. Il a de grosses touches.

- C’est un khi-deux.

- C’est pour ça.

On s’est séparé. N’étant plus dans le collimateur du chien, j’ai remis dans ma poche ce que le type avait pris pour un téléphone cellulaire et qui n’était en fait que la télécommande de mon vieux téléviseur Sony.


..... Lire le chapitre 2 ?...

Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur

Copyright Jean-Benoît Thirion

visiteurs ont visité cette page depuis le 3 octobre 1998


Revenir...