Du sang dans l'écurie

Chapitre 1


Où Mathieu fait sa première découverte

 

Comme tous les jours, Mathieu Gaillard s'était réveillé dans sa mansarde aux premières lueurs de l'aube. On était au mois de mai I76..., et il devait être dans les cinq heures du matin, mais on avait beau arriver à l'orée de la belle saison, les ardoises du toit laissaient filtrer une petite fraîcheur piquante, assez pour justifier le dicton que lui répétait tous les ans sa grand'mère à pareille époque, quand il était petit :

"En avril,
N'ôte pas un fil :
En mai,
Fais ce qu'il te plaît,
Et encore ne sais... "

Il avait donc ramené sur lui la couverture de sa paillasse et il aurait bien aimé rêvasser à la jeune Martine, l'aide-cuisinière de ses patrons qui, depuis trois semaines, semblait regarder avec des yeux tout à fait bienveillants, du haut de ses dix-neuf ans, ses vingt-et-un propres printemps.

C'était d'ailleurs un adorable petit bout de femme, avec ses lèvres pulpeuses et gourmandes qu'elle mordillait sans cesse de ses petites dents un peu carnassières, avec son nez retroussé d'un air mutin, ses joues en pommes d'api, sa chevelure châtain qui s'ébouriffait sous son bonnet blanc et, par devant et par derrière, les rondeurs qu'il fallait, là où il le fallait.

L'avant-veille, il en avait eu un petit aperçu tactile, car il avait pu la lutiner un bref instant entre deux portes. Elle s'était d'ailleurs très vite dérobée avec un petit cri effarouché, mais seulement après en avoir un peu profité ; et, pas plus tard que la veille, elle lui avait laissé le temps de lui voler un baiser dans le cou.

Bref, les choses se présentaient pour lui pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, comme le disait plaisamment son patron, Maître Puybareix, avocat près la Cour de Brive.

Mais, pour le jeune Mathieu, il n'y avait vraiment pas matière à plaisanterie. Pensez donc ! Il avait eu la chance de posséder un oncle des plus perspicaces, et passé maître dans l'art d'empoigner les moindres occasions quand elles se présentaient. Il était plus ou moins sous-régisseur plus ou moins sous-payé chez les de Beynac, des nobliaux de merde coincés par leur particule qui constituait à peu près tout leur bien, avec un manoir délabré, un certain nombre de dettes et la morgue insondable de gens attachés à leurs privilèges comme les morpions sur l'entrejambe d'une catin.

Quand Mathieu avait eu quinze ans, le tonton l'avait fait retirer de son état de valet de ferme dans une métairie pourrie de Mourajou, à deux bonnes lieues de Brive, enlisée entre purin et fumier ; en échange, il lui avait trouvé une place de palefrenier, nourri, logé, éclairé, blanchi et au pair, chez Maître Puybareix, un bon bourgeois éclairé, qui vivait en plein centre de Brive.

Et quel chemin parcouru en cinq ans ! L'avocat avait assez vite reconnu sa débrouillardise : au bout de deux ans, il lui avait octroyé en surcroît douze francs de gages annuels, et vingt-quatre à la Saint-Michel suivante. Et, maintenant, il avait la perspective de devenir sans tarder au moins aide-cocher, en attendant mieux.

Et Martine semblait sur le chemin de ne pas lui dire non encore bien longtemps... La vie était vraiment belle dans le meilleur des mondes possibles.

Au reste, déjà, quand il était tout môme, l'abbé Rammet, curé de Noailles dont dépendait son Mourajou natal, avait repéré l'oeil vif du jeune Mathieu. Bien qu'il se méfiât de cette sorte de paysans qui, parce qu'ils en savaient trop, risquaient immanquablement de devenir des ouailles indociles, raisonneuses et vite contestataires, il lui avait appris juste assez d'alphabet pour qu'il pût chanter au lutrin la messe en latin.

Or, un peu plus tard, tombé par hasard sur un tome dépareillé des "Contes Bleus ", le jeune Mathieu avait découvert que les lettres de ce livre étaient les mêmes que celles du lutrin de l'église. Alors, tant bien que mal, il avait réussi à apprendre à lire tout seul.

Un jour, Mademoiselle Yolande Puybareix s'en était avisée : persuadée, à l'exemple de son père, qu'il fallait éclairer le peuple si l'on voulait qu'il progressât, elle lui avait appris à écrire. Et Mathieu avait été ravi d'avoir une aussi jolie institutrice dont la jupe le changeait des odeurs de la soutane du vieil abbé Rammet.

Certes, Mathieu ne lisait pas très vite et écrivait encore plus lentement de ses gros doigts plus à l'aise avec l'étrille qu'avec la plume d'oie. Mais il s'était passionné pour les aventures de Candide et de Cunégonde, un prêt de Mademoiselle Yolande ; il avait même trouvé que les réflexions du Huron ne manquaient pas du tout de bon sens. Et, au bout de deux ans, il lisait très couramment tout ce qui pouvait lui tomber sous la main.

Il enfila son treillis d'étoffe bise en songeant une fois de plus à Martine pour savoir si, comme Candide avec Mademoiselle Cunégonde, il trouverait avec elle sa "raison suffisante ". Il empoigna ses galoches de bois pour ne pas réveiller ceux qui dormaient encore dans les soupentes, s'engagea dans le couloir et ralentit devant la porte de la mansarde de sa dulcinée. Il aurait souhaité être comme ce type de l'Antiquité dont on disait qu'il voyait à travers les murs. Il se serait contenté, lui, de pouvoir transpercer de simples cloisons et des draps de lit, y rêva un instant, puis descendit à l'office où Germaine, la cuisinière, avait déjà trempé la soupe.

Il s'en cala une bonne assiette à calotte qu'elle lui arrosa d'un solide chabrol dont, visiblement, ce n'était pas elle qui payait les frais.

- "Qu'est-ce qu'ils avaient, tes canassons, avec tout le ramdam qu'ils ont fait, cette nuit ? demanda-t-elle.

- J'en sais foutre rien ! J'ai même failli descendre voir. Mais, après, ils se sont calmés. Alors... C'était sûrement Poupette : elle a ses chaleurs, ces temps-ci. Tu sais ce que c'est ? " ironisa-t-il en se reculant juste à temps pour esquiver une bonne mornifle.

Il torcha sa bouche avec le revers de sa manche, et descendit jusqu'aux écuries où l'enveloppa une chaude odeur de crottin, de poils de bêtes et de cuirs de sellerie.

Comme d'habitude, les chevaux s'ébrouèrent à son approche ; ils eurent quelques reniflements et hennissements en retournant leurs têtes vers lui. Poupette tenta même de ruer quelque peu, mais sans beaucoup de conviction, et se contenta de frapper d'un de ses sabots de devant contre les galets de rivière qui dallaient le sol, tout en encensant de la tête.

Il leur versa leur ration d'avoine dans leurs mangeoires puis les flatta successivement de la main sur le museau ou l'encolure en leur parlant à mi-voix. Les bêtes adoraient ça, et Mathieu aimait bien ces conversations matinales.

Seule Poupette renâclait encore et soufflait sur son avoine comme si elle n'avait pas faim.

Cela lui parut quand même un peu bizarre, et il s'en inquiéta. Certes, elle avait son caractère à elle. Ombrageuse et cabocharde. Mais, d'habitude, tout rentrait dans l'ordre quand elle avait reçu sa pitance.

Or elle était tout de travers dans sa stalle, comme si quelque chose la gênait.

Il se baissa et, dans la pénombre épaisse, il distingua vaguement, à moitié recouverte de foin, une forme étendue.

Du bout du pied, il poussa la chose.

C'était mou.

- "Eh ! merde... " fit-il, intrigué.

Il s'approcha davantage, et identifia une forme humaine vautrée dans la paille.

Un vagabond, ou un ivrogne, qui s'était introduit subrepticement dans l'écurie pour éviter de passer la nuit à la belle étoile. Ou pour y cuver tranquillement.

- "Eh ! l'homme ! réveille-toi ! " fit-il en le secouant par l'épaule.

L'autre ne bougea point.

- "Qu'est-ce qu'il traîne, le frère ! "

Sa face, tache plus claire dans la pénombre, était maintenant tournée vers lui. Il distinguait seulement le globe blanc de ses yeux qui le regardaient fixement, d'un air imbécile.

Il le secoua encore une fois. L'autre ne grouilla pas plus qu'un soliveau. Alors :

- "Oh ! putain de merde... Mais il est mort, ce con ! "

Et il le laissa retomber.

 

 


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