Les premières lueurs sales d'une aube acide de la fin mars commençaient à filtrer à travers les claies de branchages qui barricadaient tant bien que mal l'abri sous roche de Logerie-Basse. A l'extrémité droite du campement, le Graveur ramena sur sa tête la peau d'ours sous laquelle il avait dormi avec son fils, petit Gibbon. Tous les jours, il avait beau colmater les interstices de la palissade avec des herbes et de la mousse enduites de glaise, les vents coulis de la nuit trouvaient toujours la fente mal obturée.
D'après les élucubrations d'Ogun, le chaman, et de sa femme Yemanga, deux vieilles biques illuminées qui sombraient de plus en plus dans des ratiocinations nébuleuses, on était entré dans la «Lune Rousse», «rousse» justement parce qu'elle roussit les jeunes pousses du renouveau : c'était la Lune de tous les dangers. D'ailleurs, dans l'Univers, tout était mû et régi par la Lune, tout depuis le cycle des saisons jusqu'aux menstruations des femmes. Ils parlaient même d'instaurer un Culte de la Lune et commençaient même à recruter des adeptes au grand dam du Timonier, le chef du clan, farouche conservateur des avantages acquis, et qui soupçonnait un contre-pouvoir en train de s'édifier aux portes du sien.
Quant au Graveur, s'il avait absolument dû croire à quelque chose, il aurait penché plutôt pour le Soleil, cette grande bête rutilante, beaucoup plus fiable et sans chichis, et dont la chaleur revigorait les corps et les esprits.
Mais il croyait surtout à la valeur des arabesques que son burin traçait sur tous les morceaux d'os qui tombaient sous sa main. Et c'était le Soleil qui, par ses ombres portées, animait et faisait vivre les entailles de ses graffiti. Le Soleil et non la Lune, cette espèce d'astre aqueux et froid.
Mais, d'un frisson des épaules, il chassa ces vagues rêvasseries qui l'assaillaient souvent dans la demi-inconscience qui précède le réveil : il était de mauvaise humeur pour avoir très mal dormi à cause du froid, à cause de la faim qui harcelait la horde depuis quelques mois, à cause surtout de légers remue-ménage qui l'avaient dérangé tout au long de la nuit.
Il ramena ses pieds sous ses fesses, dans une position presque foetale pour avoir plus chaud, et petit Gibbon rencogna ses huit ans contre le giron de son père pour y puiser un peu de chaleur.
A ce contact, le Graveur soupira de tendresse pour le seul héritier de sa lignée, et d'amertume à cause du vide immense qu' avait laissé la disparition de sa femme, Saha, morte en couches il y avait deux ans déjà. Et, auparavant, ils avaient perdu deux autres petits en bas-âge.
- «J'ai faim...» pleurnicha le gosse.
La main du père tâtonna dans sa gibecière, et il partagea avec lui une poignée de répountchous, en lui recommandant de les mâcher longtemps pour mieux tromper la faim.
La lumière s'était maintenant affermie et, à l'entrée de l'abri, les veilleurs avaient revigoré le feu collectif qui dansait plus grand et plus clair, dessinant les groupes de familles qui commençaient à s'ébrouer : au fond le plus au chaud, ceux du Timonier et des Chamans entourés des lignées du Conseil des Sages ; puis venaient les guerriers et les chasseurs les plus valeureux, montagnes de muscles et cervelles de cacahuètes ; à la périphérie enfin la piétaillle des sans-grade et des gringalets qui tentaient de compenser leur pénurie musculaire par l'importance de leur Q.I.
Le Graveur redoutait cette terrible minute de vérité où il fallait exhiber son anatomie en s'habillant. Splendidement nus dans leur toison velue, les types de la Garde faisaient rouler les mécaniques de leurs biceps, de leurs torses et de leurs cuisses. Barbus, chevelus et poilus, ils avaient la tête ronde, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, la mâchoire lourde, la denture redoutable. Bref, de purs brachycéphales.
Ils jouaient à s'intimider : ils sautillaient face à face par groupes de deux, comme des gorilles, babines retroussées et chicots menaçants. Ils couinaient à qui mieux mieux et feulaient en tambourinant sur leurs torses ; et cela finissait par de gigantesques bourrades dans le dos, à assommer un auroch d'un coup de poing.
En un mot, d'authentiques brutes.
Assises en tailleur, les bras croisés sur la poitrine, leurs compagnes regardaient, admiratives. Mais elles étaient taillées elles aussi sur le même patron, épaules profondes, bras comme des jambons, énormes seins volumineux et pendants, hanches larges faites pour procréer, cuisses comme des poteaux, gigantesques fessiers adipeux, si bien que leurs ennemis les avaient surnommées «culs-graisseux».
Redressé sur son séant, le Graveur profita du rite pour endosser sur son torse plat une manière de paletot en peau d'auroch ; puis il s'enfila dans une sorte de braie assortie ; enfin il laça ses mocassins pendant que le Gibbon l'imitait en tous points.
Tous deux, de même qu'autrefois Saha, étaient taillés sur un modèle différent : moins de toison, traits plus humanisés, têtes allongées, longs bras, longues jambes, agiles, vifs, bâtis pour la course, de vitesse ou d'endurance ; ils compensaient leur manque de puissance par la prestesse de leurs gestes et de l'esprit. Ils appartenaient, eux, aux dolichocéphales.
En conséquence, une sorte de racisme larvé, non de droit mais de fait, avait établi non pas une barrière mais une certaine distance entre les deux ethnies - encore que les mariages mixtes ne fussent pas rares -. Les premiers se spécialisaient dans les manifestations de la matière, les autres dans les choses de l'esprit. Mais cela n'empêchait pas non plus les membres des deux groupes d'entretenir à titre personnel d'excellentes relations humaines.
A deux pas du Graveur, Liane et ses deux jumeaux, Babouin et Sagouin, achevaient de se préparer. Il remarqua l'absence du mari, le Peintre, son ami intime.
- «Je suis inquiète, soupira Liane, d'habitude, il rentre plus tôt».
- Te fais pas de bile : il est sûrement en train de peindre, à l'atelier. En ce moment, il a des idées grandioses. Même si elles me font un peu peur...»
Et, suivi des trois gosses, le Graveur partit pour la tournée des provisions. A travers des rouvres clairsemés qui se densifiaient au fur et à mesure qu'il s'en approchait, il descendit jusqu'à la rivière, devant un trou qu'il connaissait bien. Il posa ses braies et entra dans l'eau jusqu'au ventre : elle était glacée. Il farfouilla sous les pierres et, après avoir manqué une truite énorme, il finit par en saisir trois de belle taille. Il les jeta sur la berge où elles sautaient désespérément ; et à chaque fois, à tour de rôle, un des gosses saisissait la bête et, d'un coup de dent expert, lui écrasait la nuque pour la paralyser.
Au bout d'une demi-heure, le Graveur sortit de l'eau, les jambes bleuies et claquant des dents. Il se frictionna avec un bouchon d'herbes sèches et se mit à courir le long de la berge pour se réchauffer, les trois gosses à ses trousses.
Il remontèrent ensuite le talus de la terrasse de la rivière, en direction d'une ravine abritée par laquelle on accédait au plateau. Le soleil la caressait d'enfilade.
Ah ! vraiment ! la «Lune rousse» d'Ogun, c'était de l'authentique foutaise : au ras du sol, entre les cailloux et les herbes rases pointait une profusion de répountchous tout neufs. A genoux et en silence, pour ne pas attirer l'attention des autres en maraude, ils fouirent avec leurs bâtons et, en fort peu de temps, ils en eurent une belle provision.
- «Vous voyez, les petits : c'est pas la Lune qui les fait pousser : c'est le Soleil».
Ils errèrent encore dans les sous-bois, mais sans plus rien trouver, quand le Graveur s'immobilisa, l'oreille aux aguets : il venait d'entendre le léger couinement d'alerte de la horde, signe de danger.
Les petits se serrèrent derrière lui.
Le signal de danger imminent déchira l'air, immédiatement suivi de celui qui rameutait toute la horde.
Il prit sa course en ligne droite, à travers fourrés et halliers, en direction de l'appel, les trois mouflets bondissant comme des bouquetins dans son sillage.
Luigi Zuccante,
Association Itinéraires
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31650 Saint Orens de Gameville
France,
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