LE DÉSHUMAIN

INTERNET, L’ÉCOLE ET L’HOMME

Robert REDEKER

Chapitre 1


 

L’ECOLE DOIT-ELLE FABRIQUER
DES INTERNAUTES
OU BIEN INSTITUER DES CITOYENS ? 1

Année après année, les rentrées scolaires se déroulent en France sous le signe optimiste de la foi officielle dans les nouvelles technologies. Il importe pourtant se méfier de cet enthousiasme philotechnique que les discours autorisés - en premier lieu ceux tenus par les successifs ministres de l’Education Nationale eux-mêmes - sur l’école transportent : informatique, Internet, et autres idoles contemporaines devraient désormais peupler les établissements scolaires. Ne peut-on deviner derrière ces effets de propagande, et malgré la persistance à tout le moins rhétorique du thème républicain, une transformation dans la manière dont les pouvoirs publics appréhendent l’école ?

L’usage d’Internet a-t-il un intérêt à l’école ? Nul n’est capable de répondre sérieusement à cette question, parce qu’Internet en milieu scolaire ne revêt aucun intérêt tant qu’on s’en tient fermement à la conception républicaine et humaniste de l’école. A l’école, il vaut mieux étudier Shakespeare et Descartes que d’apprendre à se servir - ce dont on aura toujours le temps- des outils informatiques, que de s’exercer à naviguer sur le Web. La pauvreté d’Internet saute aux yeux, dès qu’il est comparé à la haute culture livresque : sur le Web, on ne communique pas, on échange sans se rencontrer, essentiellement des informations et des banalités, on ne se place pas à des carrefours, on circule, on longe des autoroutes et on emprunte des échangeurs. L’illusion d’Internet : très performant dans des domaines professionnels hyperspécialisés, il devient aussi indigent que la télévision dès que, touchant le grand public, il se transforme en objet de consommation. Si la télévision est le chewing-gum de l’œil, Internet est le chewing-gum de l’esprit. Tout se passe comme si, à l’image des supermarchés, des halls d’aéroports, des fast-foods, des voies rapides, des rocades et autres périphériques, Internet était un de ces non-lieux hypercontemporains naguère mis en évidence par Marc Augé2, un de ces endroits de transit maximum et de lien social et politique minimum.
A l’école, l’élève doit réserver son temps (école provient du mot grec scholé qui signifie loisir) pour entrer en contact avec ce monde de l’esprit (le monde des œuvres) dont il ne sera généralement plus jamais question dans sa vie d’adulte, pas plus au bureau qu’à l’usine ou au supermarché, sur le lieu de travail qu’autour du stade ou devant l’écran de télévision : la pensée, la philosophie, la poésie, le roman, le théâtre, la peinture, bref la gratuité de l’exercice de l’intelligence. Que l’on accorde à l’enfant et à l’adolescent le droit d’ignorer dans le cadre scolaire l’usage de cette machine (l’ordinateur) qui asservira toute sa vie ! Son existence entière sera envahie par Internet - qu’on l’en préserve au moins le temps d’étudier les humanités !
Par définition, le temps scolaire s’identifie au temps du loisir : il ne convient pas de saturer ce temps avec ce qui accompagnera tout le reste des jours de la personne, il est préférable de l’occuper avec ce qui ne sert à rien, qui ne lui servira à rien, du moins dans l’acception servile du verbe “servir ”, et qui constitue cependant la nourriture la plus propre à façonner un homme. Ne faisons pas de l’enfant un agile animal informaticien avant d’en faire un homme. Il est bien plus important pour faire un homme d’apprendre à pénétrer les tourments de Bérénice, les basses ruses d’Harpagon, la pensée de Platon, la poétique de Baudelaire, la querelle autour du jansénisme, que de perdre son temps scolaire - son temps de loisir, son temps libéré - à se laisser apprivoiser par l’idéologie prédatrice du patron de Microsoft, Bill Gates.
Le contenu n’est jamais indifférent au moyen de communication qui le transmet : tout média transmet lui-même, subliminalement, l’idéologie qui le structure, l’atmosphère idéologique qui a présidé à sa naissance, en même temps qu’il transmet un certain message ; par suite, l’esprit de l’élève ne reçoit pas la même formation, n’intègre pas les mêmes valeurs, quand il étudie Bérénice par le biais d’un ordinateur et d’Internet que quand il l’étudie cette tragédie classique par le biais du livre. S’agissant du texte de la même œuvre, le monde du livre et le monde de l’ordinateur sont des mondes différents. Poser l’équivalence d’Internet (plus généralement de l’ordinateur) et du livre revient à s’aveugler devant l’illusion rassurante de la neutralité de l’objet technique. Or, un ordinateur n’est pas plus neutre, idéologiquement et politiquement, qu’une centrale nucléaire3 .
Si Internet ne présente aucun intérêt eu égard aux fonctions traditionnelles de l’école, il en acquiert en revanche un dès que cette conception humaniste et républicaine a été placée sur la voie de l’abandon ; autrement dit, tout nous pousse à percevoir dans ce fanatisme de la technologie (l’informatisation de la scolarité serait, selon cette vulgate partout claironnée, la solution à la crise de l’école) dont retentissent les discours dominants sur la scolarité le signe d’un changement masqué, aussi réel que tu, dans la philosophie de l’école. Décelons dans la coulisse de ces propos tonitruants la tentation de bâtir une école soumise à des intérêts autres que la gratuité de la démarche intellectuelle, bref reconnaissons-y l’anticipation de l’école livrée aux marchands4. Voyons dans Internet et l’informatique le cheval de Troie préludant, dans un processus de dérépublicanisation5 et de désinstitutionnalisation6, à la mercantilisation de l’école. Ce n’est plus à l’école de la République qu’iront nos enfants, c’est à l’école de Microsoft. A l’école de la loi du plus fort.
Comment définir l’enjeu de l’école ? S’agit-il de préparer de futurs consommateurs/usagers des technologies de l’information ? S’agit-il de céder à la pression des industriels de l’informatique ? S’agit-il de complaire à une opinion peu éclairée qui a été persuadée par les médias de masse, ces puissantes usines à consensus et à conformisme, qu’on ne peut penser et pratiquer l’école en dehors d’Internet ? Bref, s’agit-il de rendre l’individu (en le formatant dès l’enfance) disponible pour Internet, de le mettre à disposition de ce système ? S’agit-il de développer son “employabilité ” ? Hélas, craignons qu’il faille répondre par l’affirmative à toutes ces questions. Au fond, tous les termes de cette propagande techniste (le scientisme de jadis, heureusement défunt, se réincarne de nos jours en un technisme) suggèrent que les autorités ministérielles ayant en charge l’école républicaine se sont converties à l’idée selon laquelle la mission de l’école consisterait à adapter l’enfant et l’adolescent au monde techno-informatique qui s’avance vers nous : le but de l’éducation publique devenant dès lors de conduire l’élève vers l’état d’adulte adapté (or, au contraire, ce que l’école doit enseigner, la pensée, la littérature, les arts, ouvrent des failles dans l’être, multiplient les casse-tête, désadaptent, désapprivoisent, fissurent, rejettent dans l’écart), vers la condition d’employable (quel discours pétri d’inculture que cette interminable litanie officielle qui nous vante l’école comme préparation non plus même à la profession, mais à la simple employabilité, à la disponibilité, c’est-à-dire au moule vide de toute profession, à la vie jetable, à la forme aussi pure que vide de la profession !).
Enseigner est un acte politique, bien plus qu’un acte sociologique, comme le croit Pierre Bourdieu, ou qu’un acte psychologique, comme le chantent tous les tenants des diverses chapelles de la psychopédagogie. La sociologie et la psychologie, ces rameaux mal émancipés de la philosophie qui sous la forme du psychologisme et du sociologisme sont les pseudo sciences appelées à la rescousse du conformisme voulu par les pouvoirs, se liguent pour occulter l’idéal politique de l’enseignement ; elles voient en lui un effet politique, mais jamais un acte politique. On voudrait que l’éducation reflétât la société - le désert d’un social sans horizon politique, incarcéré dans le cycle production/consommation. On souhaiterait que le but de l’enseignement (qui rejoindrait alors celui du sport) fût l’épanouissement de l’individu destiné à être propulsé dans le monde social-darwinien de l’économie : la lutte impitoyable pour la consommation, la domination sans merci, et le niveau de vie. Il s’agit dans ce cas de l’épanouissement en dehors de ce qui, dans une tradition intellectuelle venue d’Aristote et qui s’est trouvée revivifiée dernièrement chez Hannah Arendt, constitue l’humain en propre : - la vie politique. Il s’agit de l’épanouissement inhumain, l’épanouissement des hommes comme agents économiques concurrents. L’humain habite dans la vie avec la pensée quand cette pensée est aussi politique. La tendance actuelle de la société semble prêcher pour un enseignement dont l’objectif serait la simple vie ordinaire : une pensée utile, a-politique, pro-technologique, idolâtrant à la fois la gestion et la nature ; la politique effraie, spectre que le monde de la gestion tente de conjurer par des incantations sociologisantes, persuadé qu’il est que pour tuer la politique il faut d’abord tuer l’école. Mais si l’on sort du politique on sort aussi de l’humain.
La société française dans son état actuel refuse de se penser explicitement comme une communauté politique – le mot “politique” est quasiment devenu une insulte. Par une suite logique à cette dépolitisation généralisée des esprits, cette société réduit le professeur en un vulgaire prestataire de service. Elle hait l’enseignement (principalement public) parce que ce dernier lui montre ce qu’elle n’est plus - elle n’est plus orientée vers la culture, ni en marche vers un accomplissement politique (et pas seulement un mode d’être productif/consumériste) de l’homme. La société n’est pas non plus tentée par l’enseignement religieux. Non, elle exige un enseignement qui ne soit ni public-politique ni religieux : un enseignement mercantile. Ce qui reste d’humain dans l’enseignement (car les écoles sont des réserves d’humanité) hante la société comme un remords générateur de haine anti-scolaire, parce que l’école montre à la société ce qu’elle n’est plus - au juste, elle lui montre, en creux, qu’elle n’est plus une société, qu’elle n’est qu’un éparpillement grégaire et agité d’atomes vivants dont le supermarché est devenu la raison de vivre, comme elle montre au peuple, en négatif, qu’il n’est plus un peuple mais une collection de consommateurs disséminés.
Par essence, l’école n’est pas un service, ni même un service public, à l’inverse de ce que continuent d’ être, peut-être provisoirement, certains transports ou la poste. D’aucuns, notamment syndicalistes de gauche, s’imaginent valoriser l’école en affirmant d’elle qu’elle est un service public, alors qu’en réalité ils la trahissent : ils se figurent la défendre au moment même où ils creusent son tombeau. A titre égal avec la justice et l’armée (aurait-on l’idée, l’inintelligence, de dire que l’armée et la justice sont des services publics ?), l’école est une institution politique. Elle n’a pas d’objet plus important que d’engendrer la République, une génération par-dessus l’autre. L’école est la matrice dans laquelle s’engendre la République. Elle a pour mission d’élever l’enfant (devenu en son sein l’élève) à la République. L’école est au sein de la société l’institution par laquelle le souverain (le peuple) se régénère en tant que corps politique. Rien de plus politique qu’enseigner ! Ainsi, le métier de professeur est-il plus radicalement politique que celui de député : l’enseignant forme le souverain tandis que le député se contente de voter les lois qui sont censées exprimer la volonté de ce souverain. La tâche d’enseigner ne consiste pas à insérer dans la vie économique, ni à préparer à une profession, encore moins à préparer à devenir employable pour une éventuelle profession, - non, enseigner est, dans une République, l’acte politique par excellence, l’acte politique par éminence, l’acte par lequel l’origine politique de la société républicaine, c’est-à-dire la rupture avec l’Ancien Régime monarchique, ne cesse de se réactiver.
La République se réalise dans la classe, s’incarne, tel un idéal en embryon dans la classe. L’idéal - auquel le reste de la société n’est pas ajointé - existe dans ce lieu clos, qui se vêt de certaines apparences de l’utopie. Quelle utopie ? Quelle utopie est donc effective dans une classe ? Celle d’une communauté des esprits libérés de toutes les influences de la société (ou plutôt : s’attachant à s’en libérer) et associés par la raison, articulés entre eux par la raison, autrement dit l’utopie scolaire. Cette utopie est toujours à recommencer, à rebâtir à chaque heure de cours : c’est pourquoi l’école se rapproche de la signification qu’Emmanuel Kant attribuait à ce concept d’utopie, lorsque, dans la Critique de la Raison Pure7, il présente la cité gouvernée par les philosophes dont Platon trace le modèle dans La République comme un maximum idéal vers lequel toute organisation politique doit tendre sans l’atteindre jamais, une sorte d’horizon dynamique des valeurs.
Non seulement la classe est la véritable utopie politique, mais surtout elle est la véritable utopie du politique. Aussi, bien loin de devoir être le reflet de la société, l’école doit être comme le schème de son idéal politique, comme les grandes lignes en épures de cet idéal. Cette utopie scolaire n’est pas, comme il arrive souvent aux utopies, un songe brumeux suspendu dans des nuées métaphysiques ou bien dans un problématique au-delà de l’Histoire, puisqu’elle s’essaie à prendre corps chaque jour dans les classes, puisque chaque enseignant et chaque élève la vivent encore pendant chaque heure de cours.

Le surgissement d’Internet et de l’informatique achève une double transformation : celle de l’école en un lieu de multiplication des activités et celle de l’enseignant en un animateur, un moniteur, c’est-à-dire (pour reprendre le vocabulaire de l’ancien ministre de l’Education nationale, Claude Allègre) un “chef d’orchestre ”.
Ne peut-on dire, avec Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy, deux philosophes, que “l’école active, c’est l’école désœuvrée8” ? L’impératif de “l’activité” imposé à l’école témoigne de sa saisie par un activisme frénétique, un “bougisme9”, alors qu’on pourrait bien penser, au contraire de cette mode contemporaine, que la contemplation et l’ascèse devraient à l’école occuper la première place. La poésie, telle que Victor Hugo la pratiquait, était-ce une activité, à fortiori une “activité culturelle ” ? L’activisme systématique, issu du dogmatisme pédagogique officiel qui usurpe par les temps qui courent le beau nom de “pédagogie”, arrache à l’école ce qui en constituait la substance même : le loisir (si le mot grec scholé veut dire loisir, il faut en conclure que l’école contemporaine est une école déscolarisée) et les œuvres (cette école est également “désœuvrée”). Le courant pédagogique contemporain dominant déscolarise et désoeuvre l’école. Dans leur vain Vollapück, certains pédagogues (probablement jaloux de l’inventivité sémantique des spécialistes patentés de la pédagogie sportive : le ballon est rebaptisé “référentiel bondissant ”, et l’éducation physique et sportive, E.P.S., est remplacée par les bien nommées activités physiques et sportives, A.P.S.) évoquent l’enseignement de la philosophie en termes d’ “activités philosophiques”. Activités sportives… activités culturelles… activités philosophiques ! Comme si la philosophie était constituée d’activités ! De fait, ces “activités philosophiques” chères à certains pédagogues sont promises à remplacer à moyenne échéance l’enseignement de la philosophie : bougisme philosophique ludique brasseur de vent.
Quant à Beethoven, en composant ses immortelles symphonies, faisait-il de l’ “activité culturelle” ? Et les dialogues de Socrate, tels que Platon les a reconstruit, étaient-ils de l’ “activité philosophique” ? Allons à l’essentiel : les “activités culturelles ” apparaissent quand on a fait disparaître la culture. Le culturel, n’est-ce pas cet ogre jamais rassasié dont l’appétit boulimique détruit la culture ? Dévorant tout ce qui a la malchance de tomber sous sa juridiction, le culturel suppose l’égalisation en valeur de tout : de la littérature (y compris la poésie) jusqu’au sport (y compris la Coupe du monde de football et des Jeux Olympiques) en passant par la cuisine, toutes les musiques, la poterie, les confitures et l’élevage des escargots de Bourgogne. Le culturel détruit la culture dans la mesure où son exigence fondamentale se ramène à l’impératif suivant : “que rien ne dépasse !”. Aplatissant tout, égalisant tout, le culturel n’est-il pas l’autre nom, le nom contemporain, de ce que Nietzsche comprenait sous le concept de nihilisme ? Aux yeux de Nietzsche, on le sait, le nihilisme (dans lequel il voit le destin de la civilisation occidentale) se signale par le double trait suivant : toutes les valeurs se dévaluent, toutes finissent par se valoir. Tout se vaut, rien ne vaut !
Nous sommes parvenus dans une époque où le culturel se substitue à l’intellectuel, se saisissant de toutes les pratiques humaines - des plus basses aux plus élevées -, les égalisant toutes après les avoir toutes tranformées en cadavre. Cadavre ? Afin de pouvoir tout égaliser, tout niveler, afin de pouvoir générer un processus d’échangeabilité généralisée des créations et des productions humaines, par lequel la cuisine ou la mode sont, sous le signe du culturel, échangeables avec la philosophie ou la poésie, les ritournelles folkloriques avec la haute musique, il faut bien que tout soit vidé de son contenu, éviscéré, momifié, que tout soit devenu équivalent à tout, évacué de sa force, nihilisé.
Le culturel est la matière première des “activités” scolaires. La paix qui règne sur la vie de l’esprit lorsque celui-ci est dominé par le culturel n’est rien d’autre que la paix des cimetières (paix de la mort, funèbre tranquillité à laquelle notre époque accroche des étiquettes diverses : consensus, culture pour apprendre à vivre ensemble, convivialité, égalité de dignité de toutes les créations, de toutes les cultures, de toutes les langues, etc...). L’école ne devrait-elle pas, à l’opposé de ce que presque tous proclament bruyamment aujourd’hui, séparer la culture (permettre la connaissance des œuvres, hisser les élèves à hauteur des hautes œuvres de l’esprit humain) d’avec les “activités” dites culturelles, plus ludiques et plaisantes, plus dispersantes et divertissantes, plus immédiatement intéressantes, que véritablement initiatrices aux sévères exigences de la vie de l’esprit ?
L’informatique et Internet, pivots de la mutation de l’école en centre d’activités, ce qui suppose la double substitution du culturel à la culture et du moniteur ou animateur au maître, est également le dispositif que l’on destine à provoquer l’explosion de la laïcité en soumettant l’école à toutes les pressions. Le maître, proclame-t-on officiellement, deviendra un “chef d’orchestre”. Mais pour diriger quelle partition ? La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs (de plus en plus nombreux) dans l’école, de tout le personnel animationnel qui s’y infiltre, des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, implique la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution à ceux-ci des “apprentissages fondamentaux” minimaux. A la place du corpus intellectuel commun à tous les citoyens, assurant une formation de l’esprit, capable de donner sa forme à l’esprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par tous les citoyens, la métaphore du “chef d’orchestre ” signale que se déploieront, à côté des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront véritablement nationaux, autant d’enseignements différents que d’écoles. Ainsi à terme, la substitution du “chef d’orchestre” à l’instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression du sentiment national républicain au profit des multiples communautarismes, particularismes (y compris religieux : la création, pour la session 2000, d’un CAPES10 de religion par Claude Allègre, pouvant passer pour emblématique de cette régression communautariste de l’école), ethnismes (que penser de l’introduction prochaine de la langue corse dans l’enseignement obligatoire sur l’Ile de Beauté ?), campanilismes et localismes.
Cette transformation du maître en “chef d’orchestre”, impliquée par l’introduction de l’informatique à l’école, tresse la couronne funéraire de l’instituteur républicain, ce hussard noir de Péguy et d’Alain, dont Marcel Pagnol traça à plusieurs reprises de si vivants, et si attachants en dépit de leur naïveté, portraits ! Celui dont la solitude et la hauteur de vue se justifiaient par la mission de résister, au nom de l’esprit, au curé, au maire, et aux parents d’élèves, aux traditions, aux préjugés, et à l’opinion publique (la doxa), devra désormais leur être soumis. Actuellement déjà, les Contrats Locaux d’Education (CLE) mettent toute la puissance de l’Etat, que l’école incarne encore, au service d’associations et de municipalités, permettant de moins en moins à l’instituteur de résister aux pressions de tous ordres (sociales, idéologiques, mais aussi politiques). L’invasion de l’école par des personnels de toute sorte, inféodés à d’autres forces et à d’autres intérêts que le domaine scolaire, souvent redevables aux élus, nommés et non pas recrutés par des concours républicains anonymes et nationaux, emplois-jeunes, aide-éducateurs, intervenants extérieurs, moniteurs divers, dépêchés là par les associations et les municipalités qui les tiennent en leur dépendance, contribue à marginaliser la figure de l’instituteur ainsi qu’à le fragiliser devant la déferlante des exigences venues de la société.
Quel est le sens de cette transformation de l’instituteur en “chef d’orchestre” ? De nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, l’école devient clientéliste (répondant aux parents-clients qui dicteront leurs choix d’activités pour leurs enfants), hétérogène (l’instituteur d’un village déshérité de l’Ariège sera destiné à demeurer un chef d’orchestre sans musiciens : il aura bien du mal à obtenir deux heures d’intervenants extérieurs par semaine tandis que ceux-ci seront légion pour l’instituteur du centre-ville de Toulouse) et surtout municipale (l’école livrée aux élus locaux). Cette école-là trahit les principes les plus fondamentaux de l’idéal scolaire républicain en permettant la municipalisation de l’école ; cette école-là sera désormais extérieure à la nature républicaine de l’Etat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel et du sociétal sur la culture), défaite de l’école (par le triomphe de l’animation, le repli de la figure de l’instituteur sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur, et par la réduction des programmes au minimum commun, à la “culture commune”), cette école des aurores du XXIème siècle manifeste surtout (par la municipalisation qu’elle institue) une défaite de la République, une dé-républicanisation de l’école.
Selon l’idéal républicain, c’est à l’école qu’échoit le devoir d’être l’institutrice du peuple : faire que le peuple existe, bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose d’introuvable, le peuple, quelque chose qui toujours se défait à mesure même qu’il se fait. Ce travail de Pénélope est celui de l’école parce que dans le sens donné par la République à la française à ce mot, le peuple, n’existe pas avant l’école. L’école est le commencement du peuple. L’école est la fabrique de ce qui n’existe pas avant elle : le peuple. Avant l’école et extérieurement à elle, prolifèrent les familles, les ethnies, les nations, les mafias, les diversités, les associations, la société. Instituer le peuple qui n’existait pas avant l’école, voilà la mission confiée depuis les lois scolaires par la République à l’école. Cette mission attribuée à l’école ressemble farouchement à celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribuait au législateur : “celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine11 ”. Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, l’institution qu’est l’école est une institution continuée : elle recommence à chaque génération, elle recommence chaque année son interminable travail de démogenèse, d’institution du peuple. Dans la conception républicaine, le peuple est fils de l’école. Le peuple émane en permanence de sa matrice, l’école. Il convient d’éviter de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple n’est pas la même chose que la société. La société pré-existe au peuple, et elle en est la matière première, l’étoffe ; le peuple, lui, est une entité politique artificielle, fabriquée à partir de cette étoffe, œuvre de la volonté politique. Le législateur de Rousseau transforme une société, à laquelle il demeure extérieur, en un peuple. C’est dans la mesure où l’école est coupée de la vie, retranchée de la société qu’elle peut être, à partir de cet écart, la matrice du peuple : le creuset dans lequel la société devient le peuple. L’énoncé : c’est l’école qui doit être l’institutrice du peuple exprime exactement le contraire de cet autre énoncé, au cœur de la destruction contemporaine de l’école républicaine : la société doit éduquer l’école. Hélas, toutes les réformes scolaires mises en route ces dernières décennies reposent sur le postulat funeste de l’éducation de l’école par la société, le postulat sociolâtre de la continuité entre la société et l’école. Rien n’est plus assuré que ceci : le thème d’Internet et de l’informatique est l’axe de rotation de ce renversement de perspective qui souhaite mettre l’école à la traîne de la société.

L’humanisme républicain de l’école énonce l’exigence suivante : de chaque enfant faisons un homme. La politique de l’école poursuit en outre ce but : engendrer de génération en génération la République. Quand on demandait à Jules Michelet “Quelle est la première partie de la politique ?”, il répondait toujours “L’éducation”. Or, on se retrouve, avec toute la jactance ministérielle et médiatique sur l’informatique, sur Internet et les nouvelles technologies, repoussé bien loin des rives de l’école républicaine dont on s’écarte d’autant plus qu’on l’invoque rituellement afin, forme laïcisée d’exorcisme, d’en conjurer les exigences véritables. Ces discours qui allient la superstition technologique avec quelques vagues proclamations républicaines trahissent malgré eux le parti qu’on a pris de substituer la mercantile utopie Microsoft à la politique utopie scolaire, l’utilitarisme des formations à l’humanisme de l’enseignement, la fabrication d’internautes (leur multiclonage dans les murs mêmes de l’école) à l’institution républicaine de citoyens.

 


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