LECOLE DOIT-ELLE FABRIQUER
DES INTERNAUTES
OU BIEN INSTITUER DES CITOYENS ? 1
Année après année, les rentrées scolaires se déroulent en France sous le signe optimiste de la foi officielle dans les nouvelles technologies. Il importe pourtant se méfier de cet enthousiasme philotechnique que les discours autorisés - en premier lieu ceux tenus par les successifs ministres de lEducation Nationale eux-mêmes - sur lécole transportent : informatique, Internet, et autres idoles contemporaines devraient désormais peupler les établissements scolaires. Ne peut-on deviner derrière ces effets de propagande, et malgré la persistance à tout le moins rhétorique du thème républicain, une transformation dans la manière dont les pouvoirs publics appréhendent lécole ?
Lusage dInternet a-t-il un intérêt à lécole ? Nul nest capable de répondre sérieusement à cette question, parce quInternet en milieu scolaire ne revêt aucun intérêt tant quon sen tient fermement à la conception républicaine et humaniste de lécole. A lécole, il vaut mieux étudier Shakespeare et Descartes que dapprendre à se servir - ce dont on aura toujours le temps- des outils informatiques, que de sexercer à naviguer sur le Web. La pauvreté dInternet saute aux yeux, dès quil est comparé à la haute culture livresque : sur le Web, on ne communique pas, on échange sans se rencontrer, essentiellement des informations et des banalités, on ne se place pas à des carrefours, on circule, on longe des autoroutes et on emprunte des échangeurs. Lillusion dInternet : très performant dans des domaines professionnels hyperspécialisés, il devient aussi indigent que la télévision dès que, touchant le grand public, il se transforme en objet de consommation. Si la télévision est le chewing-gum de lil, Internet est le chewing-gum de lesprit. Tout se passe comme si, à limage des supermarchés, des halls daéroports, des fast-foods, des voies rapides, des rocades et autres périphériques, Internet était un de ces non-lieux hypercontemporains naguère mis en évidence par Marc Augé2, un de ces endroits de transit maximum et de lien social et politique minimum.
A lécole, lélève doit réserver son temps (école provient du mot grec scholé qui signifie loisir) pour entrer en contact avec ce monde de lesprit (le monde des uvres) dont il ne sera généralement plus jamais question dans sa vie dadulte, pas plus au bureau quà lusine ou au supermarché, sur le lieu de travail quautour du stade ou devant lécran de télévision : la pensée, la philosophie, la poésie, le roman, le théâtre, la peinture, bref la gratuité de lexercice de lintelligence. Que lon accorde à lenfant et à ladolescent le droit dignorer dans le cadre scolaire lusage de cette machine (lordinateur) qui asservira toute sa vie ! Son existence entière sera envahie par Internet - quon len préserve au moins le temps détudier les humanités !
Par définition, le temps scolaire sidentifie au temps du loisir : il ne convient pas de saturer ce temps avec ce qui accompagnera tout le reste des jours de la personne, il est préférable de loccuper avec ce qui ne sert à rien, qui ne lui servira à rien, du moins dans lacception servile du verbe servir , et qui constitue cependant la nourriture la plus propre à façonner un homme. Ne faisons pas de lenfant un agile animal informaticien avant den faire un homme. Il est bien plus important pour faire un homme dapprendre à pénétrer les tourments de Bérénice, les basses ruses dHarpagon, la pensée de Platon, la poétique de Baudelaire, la querelle autour du jansénisme, que de perdre son temps scolaire - son temps de loisir, son temps libéré - à se laisser apprivoiser par lidéologie prédatrice du patron de Microsoft, Bill Gates.
Le contenu nest jamais indifférent au moyen de communication qui le transmet : tout média transmet lui-même, subliminalement, lidéologie qui le structure, latmosphère idéologique qui a présidé à sa naissance, en même temps quil transmet un certain message ; par suite, lesprit de lélève ne reçoit pas la même formation, nintègre pas les mêmes valeurs, quand il étudie Bérénice par le biais dun ordinateur et dInternet que quand il létudie cette tragédie classique par le biais du livre. Sagissant du texte de la même uvre, le monde du livre et le monde de lordinateur sont des mondes différents. Poser léquivalence dInternet (plus généralement de lordinateur) et du livre revient à saveugler devant lillusion rassurante de la neutralité de lobjet technique. Or, un ordinateur nest pas plus neutre, idéologiquement et politiquement, quune centrale nucléaire3 .
Si Internet ne présente aucun intérêt eu égard aux fonctions traditionnelles de lécole, il en acquiert en revanche un dès que cette conception humaniste et républicaine a été placée sur la voie de labandon ; autrement dit, tout nous pousse à percevoir dans ce fanatisme de la technologie (linformatisation de la scolarité serait, selon cette vulgate partout claironnée, la solution à la crise de lécole) dont retentissent les discours dominants sur la scolarité le signe dun changement masqué, aussi réel que tu, dans la philosophie de lécole. Décelons dans la coulisse de ces propos tonitruants la tentation de bâtir une école soumise à des intérêts autres que la gratuité de la démarche intellectuelle, bref reconnaissons-y lanticipation de lécole livrée aux marchands4. Voyons dans Internet et linformatique le cheval de Troie préludant, dans un processus de dérépublicanisation5 et de désinstitutionnalisation6, à la mercantilisation de lécole. Ce nest plus à lécole de la République quiront nos enfants, cest à lécole de Microsoft. A lécole de la loi du plus fort.
Comment définir lenjeu de lécole ? Sagit-il de préparer de futurs consommateurs/usagers des technologies de linformation ? Sagit-il de céder à la pression des industriels de linformatique ? Sagit-il de complaire à une opinion peu éclairée qui a été persuadée par les médias de masse, ces puissantes usines à consensus et à conformisme, quon ne peut penser et pratiquer lécole en dehors dInternet ? Bref, sagit-il de rendre lindividu (en le formatant dès lenfance) disponible pour Internet, de le mettre à disposition de ce système ? Sagit-il de développer son employabilité ? Hélas, craignons quil faille répondre par laffirmative à toutes ces questions. Au fond, tous les termes de cette propagande techniste (le scientisme de jadis, heureusement défunt, se réincarne de nos jours en un technisme) suggèrent que les autorités ministérielles ayant en charge lécole républicaine se sont converties à lidée selon laquelle la mission de lécole consisterait à adapter lenfant et ladolescent au monde techno-informatique qui savance vers nous : le but de léducation publique devenant dès lors de conduire lélève vers létat dadulte adapté (or, au contraire, ce que lécole doit enseigner, la pensée, la littérature, les arts, ouvrent des failles dans lêtre, multiplient les casse-tête, désadaptent, désapprivoisent, fissurent, rejettent dans lécart), vers la condition demployable (quel discours pétri dinculture que cette interminable litanie officielle qui nous vante lécole comme préparation non plus même à la profession, mais à la simple employabilité, à la disponibilité, cest-à-dire au moule vide de toute profession, à la vie jetable, à la forme aussi pure que vide de la profession !).
Enseigner est un acte politique, bien plus quun acte sociologique, comme le croit Pierre Bourdieu, ou quun acte psychologique, comme le chantent tous les tenants des diverses chapelles de la psychopédagogie. La sociologie et la psychologie, ces rameaux mal émancipés de la philosophie qui sous la forme du psychologisme et du sociologisme sont les pseudo sciences appelées à la rescousse du conformisme voulu par les pouvoirs, se liguent pour occulter lidéal politique de lenseignement ; elles voient en lui un effet politique, mais jamais un acte politique. On voudrait que léducation reflétât la société - le désert dun social sans horizon politique, incarcéré dans le cycle production/consommation. On souhaiterait que le but de lenseignement (qui rejoindrait alors celui du sport) fût lépanouissement de lindividu destiné à être propulsé dans le monde social-darwinien de léconomie : la lutte impitoyable pour la consommation, la domination sans merci, et le niveau de vie. Il sagit dans ce cas de lépanouissement en dehors de ce qui, dans une tradition intellectuelle venue dAristote et qui sest trouvée revivifiée dernièrement chez Hannah Arendt, constitue lhumain en propre : - la vie politique. Il sagit de lépanouissement inhumain, lépanouissement des hommes comme agents économiques concurrents. Lhumain habite dans la vie avec la pensée quand cette pensée est aussi politique. La tendance actuelle de la société semble prêcher pour un enseignement dont lobjectif serait la simple vie ordinaire : une pensée utile, a-politique, pro-technologique, idolâtrant à la fois la gestion et la nature ; la politique effraie, spectre que le monde de la gestion tente de conjurer par des incantations sociologisantes, persuadé quil est que pour tuer la politique il faut dabord tuer lécole. Mais si lon sort du politique on sort aussi de lhumain.
La société française dans son état actuel refuse de se penser explicitement comme une communauté politique le mot politique est quasiment devenu une insulte. Par une suite logique à cette dépolitisation généralisée des esprits, cette société réduit le professeur en un vulgaire prestataire de service. Elle hait lenseignement (principalement public) parce que ce dernier lui montre ce quelle nest plus - elle nest plus orientée vers la culture, ni en marche vers un accomplissement politique (et pas seulement un mode dêtre productif/consumériste) de lhomme. La société nest pas non plus tentée par lenseignement religieux. Non, elle exige un enseignement qui ne soit ni public-politique ni religieux : un enseignement mercantile. Ce qui reste dhumain dans lenseignement (car les écoles sont des réserves dhumanité) hante la société comme un remords générateur de haine anti-scolaire, parce que lécole montre à la société ce quelle nest plus - au juste, elle lui montre, en creux, quelle nest plus une société, quelle nest quun éparpillement grégaire et agité datomes vivants dont le supermarché est devenu la raison de vivre, comme elle montre au peuple, en négatif, quil nest plus un peuple mais une collection de consommateurs disséminés.
Par essence, lécole nest pas un service, ni même un service public, à linverse de ce que continuent d être, peut-être provisoirement, certains transports ou la poste. Daucuns, notamment syndicalistes de gauche, simaginent valoriser lécole en affirmant delle quelle est un service public, alors quen réalité ils la trahissent : ils se figurent la défendre au moment même où ils creusent son tombeau. A titre égal avec la justice et larmée (aurait-on lidée, linintelligence, de dire que larmée et la justice sont des services publics ?), lécole est une institution politique. Elle na pas dobjet plus important que dengendrer la République, une génération par-dessus lautre. Lécole est la matrice dans laquelle sengendre la République. Elle a pour mission délever lenfant (devenu en son sein lélève) à la République. Lécole est au sein de la société linstitution par laquelle le souverain (le peuple) se régénère en tant que corps politique. Rien de plus politique quenseigner ! Ainsi, le métier de professeur est-il plus radicalement politique que celui de député : lenseignant forme le souverain tandis que le député se contente de voter les lois qui sont censées exprimer la volonté de ce souverain. La tâche denseigner ne consiste pas à insérer dans la vie économique, ni à préparer à une profession, encore moins à préparer à devenir employable pour une éventuelle profession, - non, enseigner est, dans une République, lacte politique par excellence, lacte politique par éminence, lacte par lequel lorigine politique de la société républicaine, cest-à-dire la rupture avec lAncien Régime monarchique, ne cesse de se réactiver.
La République se réalise dans la classe, sincarne, tel un idéal en embryon dans la classe. Lidéal - auquel le reste de la société nest pas ajointé - existe dans ce lieu clos, qui se vêt de certaines apparences de lutopie. Quelle utopie ? Quelle utopie est donc effective dans une classe ? Celle dune communauté des esprits libérés de toutes les influences de la société (ou plutôt : sattachant à sen libérer) et associés par la raison, articulés entre eux par la raison, autrement dit lutopie scolaire. Cette utopie est toujours à recommencer, à rebâtir à chaque heure de cours : cest pourquoi lécole se rapproche de la signification quEmmanuel Kant attribuait à ce concept dutopie, lorsque, dans la Critique de la Raison Pure7, il présente la cité gouvernée par les philosophes dont Platon trace le modèle dans La République comme un maximum idéal vers lequel toute organisation politique doit tendre sans latteindre jamais, une sorte dhorizon dynamique des valeurs.
Non seulement la classe est la véritable utopie politique, mais surtout elle est la véritable utopie du politique. Aussi, bien loin de devoir être le reflet de la société, lécole doit être comme le schème de son idéal politique, comme les grandes lignes en épures de cet idéal. Cette utopie scolaire nest pas, comme il arrive souvent aux utopies, un songe brumeux suspendu dans des nuées métaphysiques ou bien dans un problématique au-delà de lHistoire, puisquelle sessaie à prendre corps chaque jour dans les classes, puisque chaque enseignant et chaque élève la vivent encore pendant chaque heure de cours.
Le surgissement dInternet et de linformatique achève une double transformation : celle de lécole en un lieu de multiplication des activités et celle de lenseignant en un animateur, un moniteur, cest-à-dire (pour reprendre le vocabulaire de lancien ministre de lEducation nationale, Claude Allègre) un chef dorchestre .
Ne peut-on dire, avec Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy, deux philosophes, que lécole active, cest lécole désuvrée8 ? Limpératif de lactivité imposé à lécole témoigne de sa saisie par un activisme frénétique, un bougisme9, alors quon pourrait bien penser, au contraire de cette mode contemporaine, que la contemplation et lascèse devraient à lécole occuper la première place. La poésie, telle que Victor Hugo la pratiquait, était-ce une activité, à fortiori une activité culturelle ? Lactivisme systématique, issu du dogmatisme pédagogique officiel qui usurpe par les temps qui courent le beau nom de pédagogie, arrache à lécole ce qui en constituait la substance même : le loisir (si le mot grec scholé veut dire loisir, il faut en conclure que lécole contemporaine est une école déscolarisée) et les uvres (cette école est également désuvrée). Le courant pédagogique contemporain dominant déscolarise et désoeuvre lécole. Dans leur vain Vollapück, certains pédagogues (probablement jaloux de linventivité sémantique des spécialistes patentés de la pédagogie sportive : le ballon est rebaptisé référentiel bondissant , et léducation physique et sportive, E.P.S., est remplacée par les bien nommées activités physiques et sportives, A.P.S.) évoquent lenseignement de la philosophie en termes d activités philosophiques. Activités sportives
activités culturelles
activités philosophiques ! Comme si la philosophie était constituée dactivités ! De fait, ces activités philosophiques chères à certains pédagogues sont promises à remplacer à moyenne échéance lenseignement de la philosophie : bougisme philosophique ludique brasseur de vent.
Quant à Beethoven, en composant ses immortelles symphonies, faisait-il de l activité culturelle ? Et les dialogues de Socrate, tels que Platon les a reconstruit, étaient-ils de l activité philosophique ? Allons à lessentiel : les activités culturelles apparaissent quand on a fait disparaître la culture. Le culturel, nest-ce pas cet ogre jamais rassasié dont lappétit boulimique détruit la culture ? Dévorant tout ce qui a la malchance de tomber sous sa juridiction, le culturel suppose légalisation en valeur de tout : de la littérature (y compris la poésie) jusquau sport (y compris la Coupe du monde de football et des Jeux Olympiques) en passant par la cuisine, toutes les musiques, la poterie, les confitures et lélevage des escargots de Bourgogne. Le culturel détruit la culture dans la mesure où son exigence fondamentale se ramène à limpératif suivant : que rien ne dépasse !. Aplatissant tout, égalisant tout, le culturel nest-il pas lautre nom, le nom contemporain, de ce que Nietzsche comprenait sous le concept de nihilisme ? Aux yeux de Nietzsche, on le sait, le nihilisme (dans lequel il voit le destin de la civilisation occidentale) se signale par le double trait suivant : toutes les valeurs se dévaluent, toutes finissent par se valoir. Tout se vaut, rien ne vaut !
Nous sommes parvenus dans une époque où le culturel se substitue à lintellectuel, se saisissant de toutes les pratiques humaines - des plus basses aux plus élevées -, les égalisant toutes après les avoir toutes tranformées en cadavre. Cadavre ? Afin de pouvoir tout égaliser, tout niveler, afin de pouvoir générer un processus déchangeabilité généralisée des créations et des productions humaines, par lequel la cuisine ou la mode sont, sous le signe du culturel, échangeables avec la philosophie ou la poésie, les ritournelles folkloriques avec la haute musique, il faut bien que tout soit vidé de son contenu, éviscéré, momifié, que tout soit devenu équivalent à tout, évacué de sa force, nihilisé.
Le culturel est la matière première des activités scolaires. La paix qui règne sur la vie de lesprit lorsque celui-ci est dominé par le culturel nest rien dautre que la paix des cimetières (paix de la mort, funèbre tranquillité à laquelle notre époque accroche des étiquettes diverses : consensus, culture pour apprendre à vivre ensemble, convivialité, égalité de dignité de toutes les créations, de toutes les cultures, de toutes les langues, etc...). Lécole ne devrait-elle pas, à lopposé de ce que presque tous proclament bruyamment aujourdhui, séparer la culture (permettre la connaissance des uvres, hisser les élèves à hauteur des hautes uvres de lesprit humain) davec les activités dites culturelles, plus ludiques et plaisantes, plus dispersantes et divertissantes, plus immédiatement intéressantes, que véritablement initiatrices aux sévères exigences de la vie de lesprit ?
Linformatique et Internet, pivots de la mutation de lécole en centre dactivités, ce qui suppose la double substitution du culturel à la culture et du moniteur ou animateur au maître, est également le dispositif que lon destine à provoquer lexplosion de la laïcité en soumettant lécole à toutes les pressions. Le maître, proclame-t-on officiellement, deviendra un chef dorchestre. Mais pour diriger quelle partition ? La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs (de plus en plus nombreux) dans lécole, de tout le personnel animationnel qui sy infiltre, des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, implique la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution à ceux-ci des apprentissages fondamentaux minimaux. A la place du corpus intellectuel commun à tous les citoyens, assurant une formation de lesprit, capable de donner sa forme à lesprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par tous les citoyens, la métaphore du chef dorchestre signale que se déploieront, à côté des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront véritablement nationaux, autant denseignements différents que décoles. Ainsi à terme, la substitution du chef dorchestre à linstituteur traditionnel prépare-t-elle la régression du sentiment national républicain au profit des multiples communautarismes, particularismes (y compris religieux : la création, pour la session 2000, dun CAPES10 de religion par Claude Allègre, pouvant passer pour emblématique de cette régression communautariste de lécole), ethnismes (que penser de lintroduction prochaine de la langue corse dans lenseignement obligatoire sur lIle de Beauté ?), campanilismes et localismes.
Cette transformation du maître en chef dorchestre, impliquée par lintroduction de linformatique à lécole, tresse la couronne funéraire de linstituteur républicain, ce hussard noir de Péguy et dAlain, dont Marcel Pagnol traça à plusieurs reprises de si vivants, et si attachants en dépit de leur naïveté, portraits ! Celui dont la solitude et la hauteur de vue se justifiaient par la mission de résister, au nom de lesprit, au curé, au maire, et aux parents délèves, aux traditions, aux préjugés, et à lopinion publique (la doxa), devra désormais leur être soumis. Actuellement déjà, les Contrats Locaux dEducation (CLE) mettent toute la puissance de lEtat, que lécole incarne encore, au service dassociations et de municipalités, permettant de moins en moins à linstituteur de résister aux pressions de tous ordres (sociales, idéologiques, mais aussi politiques). Linvasion de lécole par des personnels de toute sorte, inféodés à dautres forces et à dautres intérêts que le domaine scolaire, souvent redevables aux élus, nommés et non pas recrutés par des concours républicains anonymes et nationaux, emplois-jeunes, aide-éducateurs, intervenants extérieurs, moniteurs divers, dépêchés là par les associations et les municipalités qui les tiennent en leur dépendance, contribue à marginaliser la figure de linstituteur ainsi quà le fragiliser devant la déferlante des exigences venues de la société.
Quel est le sens de cette transformation de linstituteur en chef dorchestre ? De nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, lécole devient clientéliste (répondant aux parents-clients qui dicteront leurs choix dactivités pour leurs enfants), hétérogène (linstituteur dun village déshérité de lAriège sera destiné à demeurer un chef dorchestre sans musiciens : il aura bien du mal à obtenir deux heures dintervenants extérieurs par semaine tandis que ceux-ci seront légion pour linstituteur du centre-ville de Toulouse) et surtout municipale (lécole livrée aux élus locaux). Cette école-là trahit les principes les plus fondamentaux de lidéal scolaire républicain en permettant la municipalisation de lécole ; cette école-là sera désormais extérieure à la nature républicaine de lEtat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel et du sociétal sur la culture), défaite de lécole (par le triomphe de lanimation, le repli de la figure de linstituteur sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur, et par la réduction des programmes au minimum commun, à la culture commune), cette école des aurores du XXIème siècle manifeste surtout (par la municipalisation quelle institue) une défaite de la République, une dé-républicanisation de lécole.
Selon lidéal républicain, cest à lécole quéchoit le devoir dêtre linstitutrice du peuple : faire que le peuple existe, bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose dintrouvable, le peuple, quelque chose qui toujours se défait à mesure même quil se fait. Ce travail de Pénélope est celui de lécole parce que dans le sens donné par la République à la française à ce mot, le peuple, nexiste pas avant lécole. Lécole est le commencement du peuple. Lécole est la fabrique de ce qui nexiste pas avant elle : le peuple. Avant lécole et extérieurement à elle, prolifèrent les familles, les ethnies, les nations, les mafias, les diversités, les associations, la société. Instituer le peuple qui nexistait pas avant lécole, voilà la mission confiée depuis les lois scolaires par la République à lécole. Cette mission attribuée à lécole ressemble farouchement à celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribuait au législateur : celui qui ose entreprendre dinstituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine11 . Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, linstitution quest lécole est une institution continuée : elle recommence à chaque génération, elle recommence chaque année son interminable travail de démogenèse, dinstitution du peuple. Dans la conception républicaine, le peuple est fils de lécole. Le peuple émane en permanence de sa matrice, lécole. Il convient déviter de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple nest pas la même chose que la société. La société pré-existe au peuple, et elle en est la matière première, létoffe ; le peuple, lui, est une entité politique artificielle, fabriquée à partir de cette étoffe, uvre de la volonté politique. Le législateur de Rousseau transforme une société, à laquelle il demeure extérieur, en un peuple. Cest dans la mesure où lécole est coupée de la vie, retranchée de la société quelle peut être, à partir de cet écart, la matrice du peuple : le creuset dans lequel la société devient le peuple. Lénoncé : cest lécole qui doit être linstitutrice du peuple exprime exactement le contraire de cet autre énoncé, au cur de la destruction contemporaine de lécole républicaine : la société doit éduquer lécole. Hélas, toutes les réformes scolaires mises en route ces dernières décennies reposent sur le postulat funeste de léducation de lécole par la société, le postulat sociolâtre de la continuité entre la société et lécole. Rien nest plus assuré que ceci : le thème dInternet et de linformatique est laxe de rotation de ce renversement de perspective qui souhaite mettre lécole à la traîne de la société.
Lhumanisme républicain de lécole énonce lexigence suivante : de chaque enfant faisons un homme. La politique de lécole poursuit en outre ce but : engendrer de génération en génération la République. Quand on demandait à Jules Michelet Quelle est la première partie de la politique ?, il répondait toujours Léducation. Or, on se retrouve, avec toute la jactance ministérielle et médiatique sur linformatique, sur Internet et les nouvelles technologies, repoussé bien loin des rives de lécole républicaine dont on sécarte dautant plus quon linvoque rituellement afin, forme laïcisée dexorcisme, den conjurer les exigences véritables. Ces discours qui allient la superstition technologique avec quelques vagues proclamations républicaines trahissent malgré eux le parti quon a pris de substituer la mercantile utopie Microsoft à la politique utopie scolaire, lutilitarisme des formations à lhumanisme de lenseignement, la fabrication dinternautes (leur multiclonage dans les murs mêmes de lécole) à linstitution républicaine de citoyens.
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